Les quatre vérités des nobles (2/6)

Enseignement donné par Thinley Rinpoché à Dhagpo Bordeaux en mars 2013

Thinley Rinpoché

La première vérité, la vérité de la souffrance

La première vérité est la vérité du mal-être dont notre existence est marquée. Le Bouddha évidemment ici ne veut pas nous rendre pessimistes comme certains le croient. Souvent une interprétation un peu superficielle de cet enseignement peut faire penser qu’un bouddhiste a le devoir de penser le monde comme étant malheureux, de sorte qu’il lui faudrait adopter un point de vue tout à fait pessimiste par rapport à la réalité. Il ne s’agit pas de cela, mais plutôt de faire un constat réaliste, un constat qui n’est ancré ni dans notre espérance ni dans la crainte, c’est-à-dire d’être extrêmement lucide et de voir les choses exactement comme elles sont. Ce n’est pas une sorte de sentence du Bouddha – l’existence conditionnée, c’est le mal-être et vous devez le croire – non. Il nous invite, en fait, par cet enseignement, à ce que nous-même nous fassions ce constat. Il nous propose de faire un diagnostic précis de notre existence.

Le sujet, c’est de faire le bon diagnostic et de voir les choses telles qu’elles sont.

Le mal-être de la douleur et de la souffrance

À ce propos, le Bouddha nous donne quelques éléments pour nous aider. Il nous dit que notre existence est empreinte de mal-être puisque nous rencontrons dans notre vie souffrance et douleur. Ainsi nous expérimentons la douleur physique d’avoir un corps et les difficultés que cela implique : la naissance, la maladie, la vieillesse. Je n’ai pas besoin approfondir davantage, nous connaissons tous la douleur. Mais il y a aussi une souffrance psychique qui est celle de ne pas obtenir ce que l’on veut ou bien d’obtenir ce que l’on ne veut pas. Tous les tracas psychologiques sont liés à nos attentes, nos espérances, nos craintes. En fait, le Bouddha ne nous apprend pas grand-chose, puisque nous en avons tous connaissance, nous savons tous que cela est inévitable.

Souvent, nous sommes un peu niais car nous pensons que ce sont des choses qui n’arrivent qu’aux autres. Tant que cela ne nous arrive pas, nous ne nous sentons pas concernés. Il faut savoir qu’il y a un certain nombre de choses dont nous ne sommes jamais sûrs mais sur lesquelles nous plaçons beaucoup d’espérance en les croyant tangibles, il en est ainsi du plaisir, du bien-être. De plus, il y a un certain nombre d’autres choses qui sont absolument certaines, mais que nous voyons comme étant incertaines, par exemple, la mort. S’il y a une chose dont nous sommes absolument certains et qui est absolument inévitable, c’est bien la mort. Nous pourrions dire : oui, je vais vivre tant de temps, j’aurai…, etc. Mais, en fait, là aussi on se méprend.

Non seulement la mort est certaine, et totalement imprévisible mais notre corps est fragile : une mauvaise chute en sortant de la salle, ne pas bien regarder en traversant la rue, avaler de travers à midi. Notre corps n’est fait ni de marbre, ni d’acier, il n’est fait que de chair et d’os et il est tout ce qu’il y a de plus fragile. La vie, en ce sens-là, est extrêmement éphémère et nous pensons souvent que la mort est l’exception. Mais en fait, c’est le contraire, c’est la vie qui est l’exception, c’est vraiment un miracle que de pouvoir expirer et d’avoir la force d’inspirer à nouveau. Nous pouvons mourir jeune, vieux, à la naissance même, avant de naître, tout cela est possible.

Le mal-être de l’impermanence

Cela nous amène à réfléchir à une deuxième raison qui fait que l’existence est empreinte de mal-être. Il y a évidemment la douleur et la souffrance que nous reconnaissons comme en étant la cause. D’ailleurs, nous n’en faisons pas l’expérience constamment ; cela arrive occasionnellement dans notre vie, mais cela arrive inévitablement. Ce qui caractérise plus profondément le mal-être, c’est fondamentalement la nature éphémère de notre existence. Il y a, certes, plaisir, bien-être, honneur, gloire, amour, richesse, toutes ces choses que nous cherchons à obtenir et que nous pouvons avoir dans notre vie. Réfléchir sur le mal être, ce n’est pas être pessimiste, vouloir rejeter tous les plaisirs et cultiver ce qui nous rend malheureux, ce n’est pas cela le sujet.

Le sujet, c’est de faire le bon diagnostic et de voir les choses telles qu’elles sont. Or, nous nous consacrons pour ainsi dire entièrement à cultiver le bien-être. Il n’y a pas un seul être sensible qui ne veuille son bien-être. Même si vous me donniez les exemples de sadomasochistes ou de dépressifs qui se suicident, il faut savoir que tous ces actes qui sont douloureux et qu’ils cultivent, ils le font en pensant y trouver leur bien-être. Ils ne voient pas qu’ils rajoutent du mal-être à leur mal-être, comme celui qui saute devant les rails du métro pour se tuer. Ce dernier le fait en pensant pouvoir mettre un terme à sa souffrance, le fait au nom de la recherche du bien-être. Tout le monde du plus vulgaire ver de terre au plus sublime des êtres, tous sans exception, cherchent son propre bien-être.

Le problème, ce n’est pas forcément le bien être, le plaisir ou leur recherche. Le problème est que ce bien-être et ce plaisir que nous obtenons, nous ne pouvons pas vraiment nous appuyer dessus. Pourquoi ? Parce qu’ils sont de nature éphémère, et de fait ils nous échappent. C’est un peu comme si nous étions un bébé gourmand qui sucerait un biberon vide. On veut quelque chose, on veut, on veut, on veut, mais tout ce que nous cherchons, tout ce que nous cultivons, en fait, est creux et vide ; il n’y a pas de complétude, nous ne pouvons pas trouver une vraie satisfaction, l’insatisfaction demeure. Par exemple, concernant les objets de plaisir, tant que nous ne les avons pas obtenus, il y a insatisfaction. Et une fois obtenus, ils ne sont pas à la hauteur de nos attentes. Il y avait une face cachée de la médaille que nous n’avions pas vue, obnubilés que nous étions par leur apparence. Et enfin, quand bien même il y a une certaine satisfaction, elle n’est que provisoire, étant nécessairement un bien-être conditionnel, dépendant d’une chose, d’une altérité, d’une extériorité. Cette chose étant composée par nature, étant donc éphémère, nous échappe ; et lorsqu’elle nous échappe, nous la perdons. Il y a aussi insatisfaction, souffrance. Il y a mal-être en ce monde, non seulement parce qu’il y a souffrance et douleur, mais aussi parce que ce monde est éphémère.

Souvent, nous avons notre propre objectif : cultiver notre bien-être de telle et telle façon. Mais si nous le regardons à travers le filtre de l’impermanence, nous voyons que l’effort que nous y mettons n’en vaut pas vraiment la peine. Et beaucoup de souffrance résulte de cette attitude. Ainsi tous les plaisirs des sens, que nous cultivons souvent, impliquent aussi beaucoup de souffrance. Parfois, dans les textes, nous trouvons l’image suivante : lécher du miel sur le tranchant d’un rasoir. C’est un peu comme cela parfois.Ces deux points, à mon sens, le mal-être dû à la souffrance et à la douleur et le mal-être dû à l’impermanence, ne sont pas forcément une découverte du Bouddha. Il me semble que beaucoup de personnes l’ont entraperçu, sans y trouver vraiment une solution. Certains se sont dits : c’est comme cela, on va perdre le bien-être, mais autant s’y attacher et essayer de le cultiver, et ils vivent donc constamment dans cette poursuite de ces sources de bien-être. Quand bien même ce serait éphémère, ils en chercheraient sans cesse d’autres. C’est en quelque sorte la motivation du matérialiste : après la vie il n’y a rien, donc pendant celle-ci autant cultiver le plaisir, tant que nous le pouvons, et cela jusqu’au bout, quitte à devoir en subir l’insatisfaction constante.

Plaisirs et bien-être sont de nature éphémère et, de fait, nous échappent.

Le mal-être inhérent

Mais le point le plus essentiel par rapport à cet enseignement, c’est la troisième raison du mal-être, qui est parfois appelé le mal-être inhérent. Il y a le mal-être de la douleur et de la souffrance, celui de l’impermanence et le mal-être inhérent. Que veut dire ce point ? Ce qui est exprimé là est le fait que nous sommes fondamentalement conditionnés. C’est un concept assez proche, mais un peu plus subtil que celui d’impermanence.

Il y a toute une réflexion à faire là-dessus. Par exemple, pourquoi les choses sont-elles impermanentes ? Nous sommes constamment à la recherche de quelque chose de durable. Nous construisons une maison et nous voulons que cela dure. Lorsque nous nous occupons de notre santé, nous voulons que cela dure. Nous voulons que tout dure, qu’il y ait une stabilité dans toute chose. Mais malgré tous nos efforts, nous n’arrivons pas à faire durer les choses éternellement. Pourquoi ? Souvent, quand nous réfléchissons à l’impermanence, nous percevons celle qu’on appelle grossière, à savoir le changement de saison, la détérioration de la maison due aux intempéries, au froid, au manque d’entretien, etc. Nous pensons en fait qu’un élément vient en déranger un autre pour le détériorer ou le transformer. Mais est-ce vraiment ainsi que cela se passe ? Nous regardons par exemple notre corps et nous voyons, au fil des années, les transformations qu’il subit, la vieillesse qui apparaît, les rides, le corps qui s’amoindrit, qui perd de ses forces. Mais cela se fait en quelque sorte de soi-même. Il y a des changements qui se font à notre insu. Toute chose existe évidemment dans un dynamisme et n’est pas statique. Ce dynamisme vient du fait que toute chose est, selon l’enseignement bouddhique, composée de causes et de conditions.

Il n’y a pas d’ « être » fondamental aux choses ; elles n’existent pas en tant qu’un ou multiple. Elles sont dans un rapport de dépendance mutuelle et donc dans un dynamisme constant. Celui-ci vient du fait que toute chose est composée et dépendante, donc par nature en changement. Par exemple, depuis que je tiens ce micro dans ma main, j’ai, moi, l’impression de tenir le même micro, et vous également. Je n’ai pas vu ce micro vraiment changer en lui-même, excepté dans ma gesticulation, dans ma main, dans l’espace. Mais en fait, ce micro, en lui-même, a déjà changé. Toutes les particules qui le composent sont elles-mêmes composées. Il n’y a pas de substrat à ce micro, indépendamment de toutes ses parties. Et ses parties étant dépendantes les unes des autres, il est constamment en mouvement. Alors même que je le tiens, il est déjà autre dans ses composés. Ainsi, toute chose, étant composée, est par nature éphémère, par nature changeante.

Le mal-être inhérent vient du fait que toute chose étant composée, cette existence présente étant composée, dépendante de causes et de conditions, une vraie complétude est impossible. Quand bien même nous arriverions à pourvoir à notre plus totale satisfaction (imaginons que nous ayons un physique parfait, une santé parfaite, une résidence parfaite, un monde parfait, les nourritures les plus succulentes, la compagnie la plus agréable, les conversations les plus intéressantes, les musiques les plus belles, les arts les plus sublimes autour de nous, et ce, constamment), malgré la réunion de tous ces facteurs, il y aura malgré tout une absence de complétude et une insatisfaction du fait même de la nature de notre réalité, qui est d’être composée, d’être dépendante. Cela veut dire que tous ces plaisirs n’existent que conditionnellement, et étant conditionnels, il n’y a pas de complétude. En raison du fait que nous sommes dépendants d’autres choses, de causes et de conditions, de facteurs externes, il n’y a pas de vraie complétude.

Voilà, dans les grandes lignes, le propos de la première vérité : la vérité du mal-être dont notre existence est empreinte. Souvent, nous nous méprenons, comme je vous l’ai dit. Nous pensons que bien-être et complétude peuvent se trouver dans cette conditionnalité mais il y a une contradiction naturelle dans l’association de ces termes. Comment quelque chose de conditionnel peut-il être vraiment complétude ? Et cette conditionnalité, comme nous le verrons, ne tient pas à un fait extérieur à nous-mêmes mais vient d’une disposition intérieure. C’est le propos de la deuxième noble vérité que nous verrons par la suite. Ainsi, nous poursuivons des projets de vie qui s’avèrent en réalité vains ; on n’y acquiert pas une vraie satisfaction. C’est cela qu’il faut comprendre ici.

Avez-vous quelques questions à ce sujet ?

Session de questions / réponses

A propos de la complétude

Q : Que veut dire exactement le mot complétude ? Est-ce le contraire des choses qui sont conditionnées, qui ne durent pas, qui n’existent pas ?

R : C’est peut-être un mot un peu personnel mais cela veut dire satisfaction parfaite. C’est pour dire le contraire de l’insatisfaction. Dans notre situation présente, la complétude n’est pas possible mais elle peut être trouvée : c’est l’éveil. Si l’on est éveillé, c’est-à-dire si la disposition qui nous met dans cette conditionnalité peut être surmontée, c’est en nous qu’elle doit l’être. Je vais revenir en détail là-dessus.

Composé, donc éphémère

Q : Vous avez dit aussi que tout était composé. Je l’ai compris ainsi : tous les plaisirs que vous avez cités sont tous différents, et à cause de cela, on ne peut pas arriver à la satisfaction. Un plaisir peut ne pas aboutir du fait que tout est composé ?

R : Ce n’est pas tout à fait cela. Le fait que tout est composé veut dire, par exemple que ce micro que je tiens dépend de ses parties. Il n’existe pas comme micro, comme unité, tout seul en tant que tel. Il a un fil, un bouton, etc., plusieurs parties qui font qu’il n’existe pas indépendamment d’elles. Ces parties se subdivisent en particules d’atomes subatomiques, etc. On peut diviser ainsi à l’infini, on ne peut jamais trouver de substrat. Mais indépendamment de cette réflexion sur l’existence ou non d’un substrat, étant composé, il est de ce fait impermanent.

Concernant la question du plaisir, c’est une réflexion légèrement différente mais qui est soutenue par l’impermanence. Ce que nous nommons plaisir et bien-être, relativement à notre condition présente, est toujours quelque chose qui dépend de causes et de conditions. Ce n’est jamais un plaisir en lui-même, indépendamment de nous. Le plaisir dépend du fait de goûter une nourriture que l’on pense être délicieuse, ou d’un lieu que l’on pense être confortable, c’est-à-dire d’un tas de circonstances dépendantes et par nature éphémères. Ce plaisir aussi est composé. Ce n’est pas quelque chose qui existe en soi, il dépend de circonstances. Par exemple, il dépend aussi de vous-même. On peut penser que le plaisir c’est le Nutella ! Mais quand je suis malade, le Nutella n’est pas très bon au goût, parce que le goût change. Le plaisir du Nutella tient tout autant au Nutella qu’à ma constitution physique ainsi qu’à ma disposition psychique. Par exemple, si je suis en colère, je vais manger du Nutella, mais je ne vais pas en éprouver de plaisir, cela peut même me fâcher, m’agacer encore plus. Le plaisir ne se trouve en fait ni dans les objets, ni dans les sens, ni même vraiment dans l’esprit.

C’est quelque chose de composé, c’est pour cela que c’est une illusion. On voit à quel point c’est éphémère, puisque c’est composé ! Nous construisons notre vie de manière à nous appuyer sur quelque chose qui en fait nous échappe, que nous ne pouvons pas vraiment nous approprier. On veut s’approprier une chose qui est inappropriable par nature, du fait qu’elle est composée, éphémère, etc.

De la complaisance à la lucidité

Q : Cela rejoint un peu ce que vous avez dit. Mais vous avez parlé, à un moment donné, d’un monde parfait où l’on peut être bien avec une personne, etc. Si j’ai bien compris, quand on est bien, c’est juste parce que l’on sait qu’on peut avoir des moments de souffrance ou de douleur, et sachant et acceptant cela, on peut simplement être bien, c’est cela ? Cela ne dépend pas de ce que les autres nous apportent (enfin dans le monde parfait, où tout est bien…), c’est juste qu’on apprend à vivre avec les douleurs.

R : En évoquant l’exemple d’un monde parfait, je souhaitais mettre en avant l’idée du mal-être inhérent à l’existence conditionnée. Cela veut dire : quand bien même tout serait parfait, (c’est-à-dire selon la croyance habituelle, on a la plus belle maison qui soit, la plus belle compagne qui soit, on a les meilleurs mets tout le temps, on boit le meilleur Bordeaux à tous les repas, on mange les meilleures choses tout le temps…), malgré cela, même si on a tout cela, il y a quelque chose pourtant qui fait que l’on n’est pas tout à fait satisfait. On n’est jamais vraiment tout à fait satisfait. Le mal-être inhérent, cela veut dire qu’il y a une insatisfaction inhérente au plaisir qui existe de manière conditionnelle.

Ensuite, ce dont vous parlez, c’est comment nous pouvons faire face à toutes ces difficultés, par exemple en acceptant les choses, etc. C’est un autre travail que nous verrons dans l’étude des trois autres vérités que nous avons encore à explorer.

Dans cette première vérité, l’idée essentielle est de faire ce diagnostic. Trop souvent nous sommes tellement complaisants avec nos propres espérances que nous les prenons pour des réalités, sans nous rendre compte que nous allons être déçus. Nous nous consacrons à un projet de vie, à une ligne de conduite qui mène inévitablement à l’insatisfaction. On vit en quelque sorte sa vie en vain, puisqu’elle est consacrée à cette complaisance à l’égard de notre espérance, une espérance non lucide et non éclairée, qui en d’autres termes est fondée sur l’idée que le plaisir et le bien-être peuvent être obtenus par l’avoir. On le voit bien d’ailleurs, dans notre société, notre vie lui est consacrée. Nous n’orientons pas nos efforts sur l’être.

Insatisfaction et disposition intérieure

Q : Cela ne vient-il pas du fait que nous nous croyons finis ? Parce qu’on est en mouvement, on est comme le micro…?

R : Dans le propos de la deuxième vérité, que nous verrons en détail, ce mal-être fondamental n’est pas dû, comme on peut le penser habituellement, au fait qu’il est créé par des circonstances qui nous seraient extérieures. C’est notre disposition intérieure qui nous amène à faire l’expérience de l’insatisfaction et de ce mal-être.