Les quatre vérités des nobles (3/6)

Enseignement donné par Thinley Rinpoché à Dhagpo Bordeaux en mars 2013

Thinley Rinpoché

La deuxième vérité :

la vérité de l’origine de la souffrance (1)

Nous passons à la deuxième Vérité des Nobles. Concernant la deuxième noble vérité, le Bouddha la présente de façon très originale. De nombreuses réponses nous sont apportées par la philosophie ou la religion. Selon certains, le monde dans lequel nous vivons est le résultat d’une force qui nous est supérieure, il serait issu de la volonté d’un ou de plusieurs créateurs. Pour d’autres, il existe par la force du hasard, du temps, de l’espace, de la matière. Toutes sortes de théories, d’explications ont vu le jour. Pourquoi y a-t-il tout ceci et non pas rien ? Question existentielle, fondamentale, que chacun de nous se pose.
Sur cette question, le Bouddha évite les différentes théories que nous connaissons et adopte une explication que nous pourrions qualifier, au moins de contre-intuitive. Notre intuition habituelle est de suivre les raisonnements suivants : s’il y a quelque chose, c’est que quelque chose d’autre l’a fait, ou bien qu’il s’est fait par lui-même, etc. On peut rencontrer ce genre de théories. Le Bouddha évite toute spéculation métaphysique. Par métaphysique, j’entends des théories que nous ne pouvons pas vérifier, qui sont au-delà de notre domaine d’observation : des questions sur l’être, le non-être, etc. Le Bouddha est extrêmement terre à terre, extrêmement pragmatique et lucide. Il apporte une réponse que nous pouvons atteindre également par nous-mêmes. Il nous invite à examiner et à trouver par nous-mêmes. Il explique que le mal-être inhérent à cette existence conditionnée n’est fondamentalement que le fait de l’égarement de notre esprit.

L’égarement veut dire que l’on se méprend, que l’on se trompe, que l’on ne voit pas notre réalité telle qu’elle est.

L’égarement de notre esprit

Par égarement, qu’entend-il ? Ce mot veut dire que l’on se méprend, que l’on se trompe, que l’on ne voit pas notre réalité telle qu’elle est. Nous nous la représentons d’une manière qui ne correspond pas à ce qu’elle est vraiment. Et dans le cadre de l’enseignement bouddhique, cet égarement se traduit par notre ego. Nous savons dès notre naissance, nous avons l’intuition, la conviction sans le besoin d’avoir quiconque pour nous instruire, d’être un, d’être moi, d’être sujet, d’être je, et que ce « je » est ce qu’il y a de plus important et qu’il est supérieur aux autres. Il y a l ‘idée que cet ego est fondé sur cette intuition d’être un et permanent. Il y a également l’idée que je suis toujours le même et qu’il y a quelque part un substrat à mon être, à toute ma constitution physique et psychique, qui est mon moi, mon soi, et pour utiliser un terme sanscrit un atman, ou une âme, base de tout, sans quoi il n’y aurait rien. Souvent l’on confond l’esprit avec ce moi.
L’esprit, c’est ce qui fait que je suis sujet et qu’il y a un objet, que je peux faire l’expérience de la réalité, de cette pièce par exemple. Tout ce que je perçois, tout ce que je connais, je ne peux le connaître, le percevoir en dehors de ma conscience. Je ne suis conscient que de quelque chose, donc je suis conscient de. Je ne peux pas savoir quelque chose dont je ne suis pas conscient. Or, nous avons trop souvent tendance à nous voir comme une sorte de récepteur passif de la réalité extérieure, celle-ci s’imprégnant en nous, mais pas malgré nous, puisque nous en sommes conscients. Nous prenons donc une part active dans la connaissance, la perception des phénomènes et du monde extérieur.
À notre vision de l’ego correspond un sentiment quelque peu confus, qui n’a pas forcément une explication philosophique ou un socle basé sur la raison. Ce qui fait que je suis ici, dans ce monde, que je peux percevoir les autres et que les autres existent, est vraiment ce quelque chose qui est, au plein sens du terme. Être, c’est un terme qui renvoie presque à celui d’éternel. C’est ce qui est, qui ne change pas, qui est le même, qui est permanent, qui est ce sur quoi on peut s’appuyer en quelque sorte, qui a une distance véritable par rapport aux autres. On attribue ces qualités, par exemple, à Dieu ou à son soi, à son âme : des qualités de permanence. Sans entrer dans ces théories, nous avons une telle intuition, une telle appréhension, un tel présupposé. Nous supputons l’existence de ce moi.
Alors, pourquoi est-ce une illusion, un égarement ? Oui, on a tous compris, on a un moi, où est le problème avec cela ? Le problème vient du fait que, si l’on examine tout à fait rationnellement, analytiquement, scientifiquement, tout ce dont on est fait, notre constitution à la fois physique et psychique, il nous est impossible de trouver le correspondant de cet ego. Il ne correspond à rien de tout ce dont on est fait. On voit que c’est quelque chose que l’on s’imagine, que l’on se représente, mais qui ne correspond pas à une réalité. C’est donc un égarement, une illusion. Par exemple, si j’imagine avoir des cornes, si j’en suis persuadé, je fais attention avant de passer une porte à ne pas cogner mes cornes, ou bien quand je serre la main de quelqu’un ou quand je lui fais la bise, je fais également attention à ne pas égratigner la personne. De sorte que les gens vont dire : « Mais il est totalement cinglé, celui-là ! » Pourquoi ? Parce qu’il s’imagine quelque chose qui n’existe absolument pas. Dans ce cas on va lui dire: « Eh ! Regarde-toi dans un miroir ! » Et s’il dit : « Si, je les vois ! », que va-t-on répondre ?
Si l’on examine bien, on peut toucher et voir qu’on n’a pas de cornes. On peut se regarder dans un miroir, mais peut-être va-t-on dire que le miroir est truqué. On peut commencer ainsi une théorie du complot. C’est un complot ! On a donc fait des miroirs spéciaux dans lesquels on ne peut pas voir ces cornes, et c’est fait industriellement, par l’état, et il y des raisons politiques derrière tout cela, etc. ! Soyons donc lucides, nous n’avons pas de cornes. Pourquoi ? Parce qu’on a beau examiner, je ne peux sentir ces cornes par aucun de mes sens, ce n’est pas un objet visuel, auditif, olfactif, gustatif ou tactile. La corne donc, n’existe pas.

Où est l’ego ?

De même, l’ego, si je cherche, n’a pas plus de réalité que cette corne, dont on a parlé. Si je cherche tout ce dont je suis fait, j’ai une constitution physique. Mon moi, ce n’est pas mon coeur, ni mon petit doigt, ni mes cheveux, ni mon regard. Pour tout cela, d’ailleurs, quand j’en parle, je mets le pronom possessif : mon, mien, appartenant à ce moi, qui est posé comme existant au-delà de toutes ces choses. Qu’est-ce que c’est que ce moi ? Généralement, on pense que ce qui fait que je suis sujet, c’est mon esprit.
Qu’est-ce que mon esprit ? Mon esprit, c’est ma pensée, mes émotions, mes afflictions, mes craintes, mes espérances, mes capacités : c’est tout cela. Et là encore, nous utilisons le pronom possessif. C’est ma conscience. Cela appartient au moi. Où celui-ci se cache-t-il ? Si ce moi n’est pas ma conscience, qu’est-ce que c’est ? Pourquoi dis-je « moi, ma conscience » et non « moi conscience » ? Je dis « c’est mon nom, Thinley, cela, c’est le moi ». Le « mon », c’est un son, c’est une convention. Ce n’est pas cela non plus. Cela ne correspond pas à cette chose : un, éternel, qui est en deçà de toute chose. Admettons que cela soit notre conscience. C’est bien par l’intermédiaire de ma conscience que je suis un sujet qui expérimente des choses. En quoi celle-ci correspond-elle à l’idée que je me fais du moi, c’est-à-dire quelque chose qui serait éternel, un, posé en deçà de tout comme la base de mon existence ? La conscience est dynamique et en ce sens insaisissable. On peut comprendre la conscience comme étant le fondement de notre esprit. Mais, comme je viens de l’indiquer, elle se fait dans une dynamique : ce dont j’étais conscient dans le passé, je ne le suis pas à cet instant présent. Ce dont je suis conscient maintenant n’est pas ce dont je serai conscient à l’instant suivant. Cette dynamique ne correspond pas à cette idée du moi.
Si je prends l’ego comme point d’appui, je suis en permanence dans une sorte de divorce avec ma conscience, avec mon esprit, puisqu’à chaque fois, à travers le prisme de l’ego, je me représente la conscience comme quelque chose d’existant, comme le soi. Cet esprit est principalement tourné vers l’extérieur. Nous sommes rarement tournés vers notre intériorité pour l’examiner, comme s’il n’y avait rien à voir. Nous nous tournons sans cesse vers ce qui est extérieur à nous, c’est-à-dire vers des représentations de la réalité. Et nous sommes constamment dans ce rapport duel qui pose le moi comme sujet mais qui ne le connaît pas, qui se méprend par rapport à son propre esprit, le considérant comme étant quelque chose qui n’est pas. Nous ne voyons pas la vraie nature de l’esprit qui est dynamique et vacuité. Nous nous le représentons comme statique et existant. En ce sens, Il y a un égarement, une méprise.

Les fruits de l’égarement

En quoi réside le problème résultant de cet égarement ? Vous avez bien le droit d’avoir quelques petites illusions, si cela peut vous faire plaisir ! Mais là n’est pas la question ! Bien sûr, vous avez tous les droits que vous voulez ! Mais notre but est de donner un sens à notre vie, d’accéder à une véritable complétude, à une absence d’insatisfaction, à une vraie liberté. Tant qu’il y a cet égarement, il y a aussi un égarement vis-à-vis de la réalité. De sorte que par cette saisie de soi, il y a une disposition particulière qui se met en place et qui est en relation avec une propension à voir les choses d’une certaine manière et à y réagir également d’une certaine manière. La propension à voir les choses d’une certaine manière, c’est notre saisie dualiste. C’est en raison de cette saisie que je vois le monde extérieur comme existant totalement et indépendamment de ma conscience. C’est cet a priori d’être juste un récepteur passif d’une réalité qui est supposée exister totalement indépendamment. Et c’est aussi cette idée de prêter un maître aux phénomènes extérieurs comme à moi-même, idée qui se traduit également par la saisie d’un soi permanent ou par la représentation d’un phénomène comme étant un, grand, petit, bien, mal, etc. C’est ainsi que fonctionne notre dualité. Par cette disposition, je suis à même de réagir aux phénomènes qui se présentent à ma conscience. Il y a comme une scission soit créée, soit maintenue par cet égarement (la dualité). À l’égard de ce que l’on voit comme une altérité, on se positionne en mode conditionné, mode dont on a vu qu’il était le propre du mal-être, lors de la phase de diagnostic. Dans cette existence conditionnée ou en dépendance, il y a un état où les phénomènes apparaissent comme en réaction. Et on peut réagir par l’attirance ou par l’aversion, et l’une ou l’autre suscite certaines afflictions. Ce mode de réponse, c’est le contraire de la quiétude et du bien-être.
Pour ce qui est de l’aversion, c’est extrêmement clair, puisque, dès que quelque chose nous agace, nous gêne, il y a un mal-être évident en nous. C’est facile à reconnaître. De cet agacement, de cette gêne, de cette aversion, naît notre affliction qui est la haine, qui peut par la suite prendre la forme de violence verbale et physique par exemple. Tout cela est l’expression d’un mal-être et suscite douleur, souffrance, au sens dont on a parlé tout à l’heure.
Autre réponse possible : l’attirance, c’est tout ce qui m’est favorable. À l’égard de ce qui nous attire, nous éprouvons du désir, de l’attachement. Cela aussi est considéré comme une affliction, source de mal-être, car dès que l’on s’expose à ce mode d’être conditionné, on éprouve de l’insatisfaction, il en résulte mal-être et souffrance. Si l’on pouvait obtenir ce quelque chose que l’on n’a pas, on pense qu’alors on serait bien ! C’est lécher du miel sur le tranchant d’un rasoir. Il y a quelque chose en nous qui nous incite à nous mettre à la poursuite de cette chose désirée afin de l’obtenir. Cette quête peut aussi être difficile et, si le résultat n’est pas satisfaisant, il y a également mal-être, etc. Voilà le moteur de notre existence conditionnée.
Ces dispositions intérieures et ces propensions à réagir aux phénomènes orientent notre volition, c’est-à-dire notre volonté et nos actes, notre pensée, nos désirs, nos craintes, et par conséquent notre manière de mener notre vie, nos priorités, nos relations aux autres. La vie que l’on va se fixer, les actions que l’on entreprend contribuent à influencer le continuum de notre être, laissent une trace, un parfum. Ce que l’on a pensé, ce que l’on a fait, continuent à influencer le continuum de notre être, de notre esprit. C’est un peu comme si notre conscience structurait notre vie selon notre perception, selon les expériences que l’on construit au fur et à mesure de nos réactions.
Il s’agit là de grandes lignes. Il y a donc trois éléments ici à prendre en compte : d’une part nos dispositions intérieures, nos réactions (en sanskrit klesha, que l’on traduit également par afflictions), ensuite nos actions qui prolongent notre volonté, qu’elles soient physiques ou verbales et enfin leurs conséquences, le résultat, le fruit qu’elles apportent. Il existe un enseignement plus détaillé sur ce sujet : les Douze liens de la coproduction conditionnée. Il explique clairement ce qu’est l’existence conditionnée.

L’éveil atteint par le bouddha historique ou celui que vous atteindrez est le même :
c’est l’absence d’égarement.

Session de questions / réponses

Atman et éveil

Q : On dit que l’éveil est différent de l’atman, en ce sens où l’atman est quelque chose où l’on est dans un tout, alors que l’éveil est individuel c’est-à-dire lié à une tonalité et à une couleur qui nous sont propres. Enfin, j’ai entendu dire cela ! Je vois que vous froncez les sourcils ! Et donc, du coup, si nous avons tous une manière d’être éveillés au monde et si l’éveil n’est pas quelque chose de non personnel, comment le relier à l’ego ?

R : C’est une question très intéressante, mais elle part peut-être d’une mauvaise représentation que vous vous faites de l’éveil, d’une mauvaise définition que vous en avez. D’abord le terme « atman » ne désigne pas l’éveil mais le soi au sens hindouiste du terme. Le bouddhisme n’accepte pas l’existence de l’atman, il le considère au contraire comme un égarement. L’atman peut donc être présenté soit comme notre saisie de l’ego, soit comme quelque chose qui est en deçà, qui serait notre véritable nature, nature qui fait partie du divin et à laquelle on veut s’unir, et qui deviendrait à ce moment-là un tout avec l’univers. C’est là cette théorie.
Dans le cadre de l’enseignement bouddhique, si l’on suppose qu’il y a un vrai soi, au sens substantiel du terme et en accord avec notre idée de l’être, cela va confirmer, même à un degré très subtil, sa saisie, qu’on ne peut donc pas dépasser tant qu’on ne voit pas la vacuité réelle du soi, c’est-à-dire au-delà de l’être ou du non-être. Dans un premier temps, quand on a expliqué le non-être du soi, ce n’est pas au sens de la vacuité mais au sens du non-être, c’est-à-dire comme les cornes sur ma tête qui en réalité n’existent pas. En ce sens, le soi que je saisis comme impermanent est quelque chose qui n’existe pas. Est-ce que pour autant je ne suis rien ? Peut-on affirmer que je ne suis rien ? Au sens bouddhiste du terme, on parle alors de la vacuité de la personne, au-delà de l’être, du non-être, des deux ou d’aucun des deux. En d’autres termes, notre esprit ne peut pas se représenter à lui-même à travers un concept et à travers le langage. Il ne peut y avoir qu’une connaissance, une expérience directe sans le biais d’un média comme celui du langage. L’expérience doit être directe. Pour cela, il faut savoir reconnaître les limites des médias que sont le langage et les concepts. Tout cela est un propos qui demande à être plus détaillé.
Voyons ensuite le terme « éveil ». On considère que l’éveil atteint par le bouddha historique ou celui vous atteindrez est le même : c’est l’absence d’égarement. C’est cela sans impliquer que nous nous unissions à un tout ou que nous en soyons séparés, spéculations basées ici sur la représentation et le langage. L’ultime de l’éveil n’est ni un ni multiple et ne peut être réduit à aucune de ces limites conceptuelles. Donc, il ne s’agit pas de dire : « Ah, vous avez un éveil qui est propre à vous, etc. ! » Votre remarque est très pertinente dans le cadre d’un développement personnel au sens du développement de son ego, mais elle n’est pas adaptée à l’idée d’aller vers l’éveil.

Mémoire et représentations

Q : Tout à l’heure, vous parliez de l’illusion du soi et de la conscience. Depuis que je suis arrivée, je suis passée par plusieurs consciences, plusieurs perceptions, comme celles d’avoir froid, puis chaud, et j’ai l’impression que ce qui fait mon soi (ou peut-être mon illusion du soi) est dû à ma propre mémoire, parce qu’en fait mon voisin, par exemple, ne sait pas ce que moi, j’ai ressenti… Je ne sais pas si ma pensée est très claire ! Que pensez-vous de la mémoire ?

R : Votre mémoire fait partie de la conscience dont elle est une qualité. Mais ce qui est plus fondamental à la conscience, c’est vraiment cet aspect de quelque chose que vous, vous avez vécu et que votre voisin, lui, n’a pas vécu. Nous avons tous l’impression de voir ou de comprendre les mêmes choses alors qu’en réalité, pour être plus précis, nous avons l’illusion de voir identiquement. Nous ne voyons en fait que semblablement. Jamais je ne pourrai voir comme vous, et jamais vous ne pourrez voir comme moi. Il y a quelque chose de très subjectif dans notre expérience, de personnel et d’unique, qui est lié à notre propre conscience. Cette même conscience si personnelle et particulière, fait l’expérience d’une chose dont elle va se souvenir à la mémoire des expériences antérieures, qu’elle a déjà faites ou qu’elle peut aussi avoir oubliées. Cette qualité qui permet l’expérience, qui permet d’être conscient de connaître, est par nature un phénomène dynamique qui ne saurait se réduire ni à l’ego ou à l’être, ni à la représentation qu’on s’en fait. Notre égarement vient précisément du fait que la conscience se représente toujours sous une forme, notamment sous celle de l’être en tant qu’un, éternel et permanent. Or, en fait, pour que la conscience se connaisse elle-même, il faut qu’elle puisse se connaître directement, au-delà de tout média, qu’il soit conceptuel, linguistique ou autre. Ces médias, par nature illusoires, fondent notre existence conditionnée telle que nous la connaissons, fondent notre expérience et notre manière de voir le monde. Ces médias illusoires, sans aucune nature fondamentale et que nous entretenons, c’est ce que l’on appelle précisément l’égarement et les afflictions qui en découlent. Ils sont à la base même de notre expérience dualiste et du monde tel qu’on le connaît.

La différence entre esprit et conscience

Q : Je ne suis pas sûre de faire la différence entre « esprit » et « conscience ».

R : Il s’agit de deux synonymes pour dire la même chose. Le terme « conscience » implique une dualité, alors que le terme « esprit » est peut-être plus dans la non-dualité. Avoir conscience, c’est connaître quelque chose, être avec cette chose. L’esprit est au-delà de cela. Mais pour que vous puissiez prendre conscience de votre propre conscience, le terme « conscience » est un peu plus approprié, parce qu’on voit tout de suite de quoi on parle. Si on dit « esprit », les gens l’associent parfois à une sorte d’âme ou à quelque chose d’autre en dehors de la conscience.

Q : En fait ils sont donc liés ? Je pensais que l’esprit avait un sens plus large…

R : Ils sont totalement liés. Conscience et esprit, c’est exactement la même chose. L’esprit, on peut en parler d’une façon générale, et la conscience, c’est l’esprit dans une dualité.

Q : L’un est plus proche de la vacuité et l’autre de la dualité ?

R : Oui, si vous voulez. L’esprit, c’est le terme général. L’inconscience en fait partie comme la conscience. Mais si l’on pense l’esprit comme une chose extérieure à la conscience, comme une force indépendante, on n’en saisit plus le sens. Donc l’esprit n’est autre chose que la conscience et réciproquement. La conscience c’est l’esprit, mais dans une certaine relation. Je ne sais pas si c’est suffisamment clair, question de vocabulaire…

Que signifie vacuité ?

Q : Une question de vocabulaire encore, le terme « vacuité ». Je ne sais absolument pas ce que cela veut dire ! Cela fait plusieurs fois que vous l’employez et je ne comprends toujours pas.

R : Vacuité vient du terme « vide ». Souvent les gens comprennent vacuité comme une absence ou comme rien. On utilise ce terme en fait pour dire qu’il y a absence par rapport à l’a priori que l’on pose sur les choses. On l’utilise comme correctif, pour corriger notre méprise à l’égard de nous-mêmes et des phénomènes. Et quelle est donc cette méprise ? C’est l’idée d’être ou de non-être ou de quelque chose qui appartient aux deux à la fois, en d’autres termes, l’idée qu’il y a un substrat au monde et à soi-même. Si je fais l’expérience de tout cela, c’est qu’il y a quelque chose qui le sous-tend, qui fait que tout cela existe, en quelque sorte une substance. On peut avoir une substance première et une substance dérivée, par exemple ce micro constitué de plusieurs parties. Le mot micro est une convention. Il n’existe pas par lui-même, indépendamment de ses parties. C’est un concept derrière lequel il y a quelque chose, une substance, les microparticules qui le composent ou aussi le champ électromagnétique qui fait son substrat. On peut saisir la substance à partir de la réalité mais aussi à partir de l’esprit, de telle sorte que notre dualité la suppose toujours à l’origine des phénomènes. Quand on dit vacuité, c’est la vacuité de cette substance, qui analytiquement ou scientifiquement ne peut être trouvée. On remarque alors qu’aucun de nos concepts, aussi bien celui de l’être que du non-être, aucune de nos représentations, aucun de nos médias que nous utilisons ne peuvent être en adéquation avec la réalité qui les dépasse, que ce soit du point de vue de notre esprit ou de celui des phénomènes. Par convention, on utilise le terme « vacuité » – différent du « rien » et qui peut être aussi tous les possibles – pour montrer que ce que l’on présuppose à la réalité, aux phénomènes, ne peut être trouvé en tant que tel. Notre appréhension dualiste n’a pas de base. Cela montre qu’il n’y a pas de substance, pas d’existence inhérente.

Représentation d’un yidam et égarement

Q : Vous avez dit que nous nous basons toujours sur des représentations par rapport auxquelles il peut donc y avoir égarement ou méprise. Alors, je m’inquiète parce que, quand je pratique la méditation sur un yidam, je m’en fais une représentation… et c’est embêtant !

R : Il y a une différence essentielle entre les deux : notre représentation habituelle, ordinaire est le fruit de notre égarement, de notre méprise, dû à nos afflictions, notre désir ou notre attachement ; dans le cadre d’un yidam, c’est un processus de transformation. Ce yidam est une représentation faite en toute lucidité sur la base de la compréhension de la vacuité. Si ce n’est pas le cas, il y a égarement. Pour faire la pratique correcte d’un yidam, il est important d’abord de comprendre la vacuité. À cette condition seulement c’est un processus de pratique très efficace.