Les quatre vérités des nobles (4/6)
Enseignement donné par Thinley Rinpoché à Dhagpo Bordeaux en mars 2013
Thinley Rinpoché
La deuxième vérité :
la vérité de l’origine de la souffrance (2)
Notre existence marquée par le mal-être
Nous allons reprendre les quatre vérités enseignées par le Bouddha. Nous avons vu ce matin que son enseignement suivait, si je puis dire, le schéma d’une investigation médicale. Il fait d’abord le diagnostic de notre existence. C’est le propos de la première Noble Vérité. Le Bouddha nous invite à voir et à reconnaître dans notre existence le mal-être, que souvent nous ne voyons pas car nous pensons que la satisfaction peut être acquise de façon ultime. Nous avons donc besoin d’entendre ce propos, pour avoir non pas, comme je vous l’ai déjà dit, un regard pessimiste sur la réalité, mais bien au contraire, un regard très lucide et réaliste. Nous avons vu les trois raisons pour lesquelles nous ressentons mal-être ou insatisfaction. Le terme sanscrit « dukkha » est un peu difficile à traduire par les termes « souffrance » ou « douleur », car c’est plus large que cela. Le seul terme que j’ai trouvé et qui me semble à peu près équivalent est celui de « mal-être ». Parfois certains traducteurs le traduisent par « insatisfaction », terme qui convient également.
Notre existence est marquée par le mal-être. Pourquoi le ressentons-nous ? Quelle en est l’origine ? C’est tout le propos de la deuxième vérité, qui répond à cette question. Le Bouddha évite ici toute théorie théiste, nihiliste ou matérialiste pour expliquer que la raison d’être du mal-être, son origine, ne se trouve nullement à l’extérieur, mais à l’intérieur de nous-mêmes et tient essentiellement au fait que nous nous méprenons sur notre propre esprit. En d’autres termes, notre esprit se méprend sur lui-même. Cela se traduit par l’ego, la saisie de soi, la croyance en le moi-je et la dualité qui en découle, ainsi que les afflictions telles que le désir-attachement et l’aversion, que nous avons vues ce matin.
La coproduction conditionnée
Maintenant, je vous propose d’aller plus en détail sur ce point. Il y a un autre enseignement du Bouddha, qui, en ce sens, complète ce propos, ce sont les douze parties de la coproduction conditionnée. C’est une terminologie un peu particulière, en sanscrit »pratityasamutpada », qui veut dire « ce qui apparaît en dépendance mutuelle », c’est-à-dire qui n’apparaît pas de lui-même ni à partir d’une autre chose mais en interdépendance.
Cette coproduction n’est pas une production, voilà ce qui est très important à retenir ici. C’est pourquoi, par exemple, nous nous demandons tous quelle est l’origine du monde, s’il y a quelque chose ou rien. Dans cette recherche de causalité, mon origine, ce sont mes parents, celles de mes parents, leurs parents. On remonte ainsi dans la chaîne de l’évolution de l’humanité. Puis on se dit que tous les éléments étaient là qui ont permis la vie sur terre, associés à tel ou tel phénomène astronomique, phénomène qui en a causé un autre, qui lui-même, et ainsi de suite… On en arrive au big-bang comme moment initial. Mais alors, quelles sont les conditions du big-bang, et les conditions de ces conditions, et ainsi à l’infini ? Et certains disent : « Il y a bien un moment où tout cela a commencé, cela a été une sorte de moment initial. »
Une telle logique suit l’idée d’une production ou d’une causalité linéaire à partir d’un début. Or, le Bouddha rejette ce type de théorie, supposant que tous les phénomènes sont interdépendants. On ne peut pas en effet trouver quelque chose dont dépendrait tout le reste, comme dans l’idée de linéarité, où il y a un élément indépendant dont tous les autres dépendent, car pour qu’un élément soit par nature efficient et dynamique, il ne peut être que composé et donc dépendant lui-même de causes et de conditions. En ce sens, on ne pourra jamais établir une causalité linéaire à partir d’une chose à l’origine de tout, qu’elle soit force ou énergie préexistante, indépendante, autonome, ne s’appuyant sur rien. En effet quelque chose d’efficient se produit forcément dans le temps et de façon dynamique. Par là même cet élément est composé, donc par nature éphémère, impermanent et dépendant d’autres conditions.
Du coup, dans cette idée de coproduction conditionnée, c’est que les choses apparaissent en dépendance les unes par rapport aux autres. Donc rien n’est autonome, tout est dépendant. Or, l’idée ici, c’est que, là aussi, nous sommes en train de réifier cette réalité, c’est-à-dire lui attribuer encore une sorte de substrat, qui est encore une représentation qui ne correspond pas à cette réalité, en ce sens que, quand on regarde plus précisément, si on ne peut pas établir une réalité autonome, comment voulez-vous établir une réalité qui existe en « dépendance de » ? Car ce qui existe en « dépendance de » est établi par opposition à ce qui existe de façon autonome. Si l’on ne peut pas trouver l’un, comment peut-on établir l’autre ?
Cette idée de coproduction conditionnée montre à la fois comment les phénomènes apparaissent et comment notre illusion fonctionne de façon infondée. C’est un point très important à comprendre. Nous cherchons toujours à trouver un fondement aux choses, dont nous faisons l’expérience dans notre vie, et à penser qu’elles existent et n’apparaissent pas à partir de rien et qu’elles ne sont donc pas illusions, puisque nous en faisons l’expérience. Car pour nous une illusion, c’est quelque chose dont on ne fait pas l’expérience mais qui est de l’ordre du non-être, de l’inexistence.
Or, une illusion est quelque chose de très concret, ou très efficace si je puis dire. On en fait réellement l’expérience, mais cela ne veut pas dire qu’on peut lui attribuer un fondement, comme nous le faisons habituellement d’une réalité véritable. On peut donc dire que notre existence n’a pas de véritable origine, n’a jamais été produite ni créée, parce que même par l’analyse on ne peut lui trouver de fondement. En ce sens c’est une illusion, un égarement. Et le propre d’une illusion est qu’elle n’a pas d’origine, car si elle en avait une, une vraie cause qui l’aurait créée, elle ne serait plus une illusion mais une réalité. Voilà pour la coproduction conditionnée.
Nous allons maintenant regarder cela d’une façon plus conventionnelle. Le Bouddha enseigne que tous les phénomènes de ce monde apparaissent en interdépendance, que ce soit les phénomènes extérieurs, les planètes, le monde, l’espace, le feu, la terre. Toutes ces choses sont composées, multiples et leurs parties s’entretiennent entre elles. Elles n’ont pas de réalité ni de substance mais apparaissent à travers leur interdépendance. Mais alors, comment se fait-il que nous, individuellement, en temps que personnes, êtres sensibles, expérimentions chacun une forme de vie ? Dans notre cas, il s’agit d’être un humain, dans le cas de Moksha, d’être un pékinois, etc. Toutes ces conditions de vie ont en commun une disposition intérieure de l’esprit, du fait de son égarement, c’est-à-dire de sa méprise à l’égard de lui-même, selon qu’il se dispose à prendre telle vie conditionnée ou telle autre, lui qui peut être plus ou moins heureux, plus ou moins doué, plus ou moins malheureux, etc., selon les différents types de dispositions à sa portée. L’enseignement des douze parties de la coproduction conditionnée est une manière de présenter notre conditionnement intérieur et ses différentes composantes, qui nous ont amenés à cette existence conditionnée à la suite d’afflictions, d’actions et de fruits, ces trois notions dont j’ai parlé tout à l’heure. Cela se dit en sanscrit « klesha », « karma » et « pala », et en tibétain « nyeunmong », « lé » et « drébou ».
Illustration des 12 liens expliquée
Les douze parties de la coproduction conditionnée
L’égarement ou l’ignorance
La première des douze parties est l’égarement, aussi appelée l’ignorance ou méprise fondamentale. Ceci est mis en premier parce que c’est la plus fondamentale et la plus subtile (l’ordre de présentation va du subtil au grossier, mais cela n’implique pas une causalité linéaire, comme je vous l’ai dit). En ce sens, comme le Bouddha l’explique lui-même, une existence est conditionnée par ceci et par cela, par des dispositions et par l’ignorance. J’ai déjà expliqué en gros la signification de cet égarement, dû au fait que notre esprit se méprend et conçoit l’ego, qui est un média, un filtre par lequel il se regarde lui-même et regarde le monde et toutes ses expériences. C’est un regard trompeur, qui ne voit que des faux-semblants et non les choses telles qu’elles sont. Mais par l’analyse on voit que ce ne sont que des faux-semblants, ce qui nous permet de dire que c’est quelque chose que l’on peut vérifier, qui n’est pas dans le cadre d’une croyance ou d’un credo bouddhique, mais qui demande à être regardé, expérimenté et découvert par nous-mêmes.
Les dispositions
Dans notre cas, cet égarement est constamment présent. Ce n’est pas comme si nous nous réveillions un matin sans être dans la dualité, il est inscrit à un niveau de mécanisme automatique, à un niveau subliminal. C’est très profondément ancré en nous. Cela laisse place aux dispositions dont je vous ai parlé, c’est-à-dire que la saisie dualiste nous dispose à agir, à vouloir, volitions qui elles-mêmes créent une propension à voir et à agir d’une certaine manière, avec un certain profil, si vous voulez. Ce profil va à son tour conditionner notre conscience. On est alors à un niveau plus grossier. Donc il y a d’abord l’égarement très subtil au niveau le plus subliminal, qui met en place un certain profil d’action (action au sens de volition), qui lui-même va déterminer notre disposition à considérer et à prendre conscience des choses, du monde et de nous-mêmes. C’est là et en ce sens qu’intervient la conscience.
La conscience
Voyons maintenant plus concrètement le conditionnement par les dispositions et la conscience dans le processus de vie. L’égarement et ses dispositions sont en quelque sorte ce dont on a hérité et issu de notre vie antérieure. Et la conscience, elle, est ce qui va s’approprier un embryon comme soi, tout au début de sa vie. Par exemple, si l’on a une disposition à devenir crocodile, on en aura la conscience, et l’on s’associera à la constitution psychophysique du crocodile et à son embryon. De même pour les autres dispositions (être humain, fourmi…).
Le nom et la forme
Les dispositions psychophysiques sont donc conditionnées par la conscience et les termes traditionnels en sont « nom » et « forme » : « nom » fait référence à la disposition aux constitutions plus précisément psychiques, et « forme » aux constitutions physiques. C’est donc le développement de l’embryon et de son système nerveux qui va concrétiser cette conscience à voir et à expérimenter d’une certaine manière. Pour donner une image, l’esprit est un liquide, du sang qui, en se coagulant, se concrétise dans une forme d’existence. Les dispositions psychophysiques sont les sources de la perception. C’est là, au stade de l’embryon, que se développent, juste avant le moment de la naissance, toutes ces facultés sensorielles.
Les sources de perception
En premier vient le contact avec l’extériorité, contact qui est perception d’un monde extérieur. On parle à ce niveau des six facultés sensorielles, des six objets et des six consciences qui y sont liées, soit dix-huit éléments actifs. Les cinq sens que nous connaissons sont les sens visuel, auditif, olfactif, gustatif et tactile. Le sixième sens est celui de la pensée, donc des concepts et des idées que nous pouvons avoir sur les objets correspondant aux sens.
Le contact
Ces dix-huit éléments font donc notre contact avec un monde que l’on saisit comme un monde extérieur, vers lequel est tourné notre esprit. Dans le monde humain nous avons un regard très différent de ceux d’un crocodile, d’un chien ou d’une fourmi, par les couleurs, les sons, les façons de voir, nos rapports aux choses, nos prédispositions. Mais ce qui est commun à tous est la dualité, avec la saisie de soi. Il y a certaines caractéristiques basiques communes et dans les perceptions plus grossières de grandes différences.
La sensation
Ensuite, par le contact vient la sensation. La sensation est ce qui est perçu et apprécié. On perçoit, mais à cette perception s’associe une appréciation. Ce n’est pas encore une véritable appréciation mais il y a déjà des sensations d’agréable, de désagréable ou de neutre, trois sortes de sensations possibles, mais que les cinq sens font varier au niveau visuel, auditif, de la pensée, etc. La sensation est donc liée à la perception qu’elle conditionne.
La soif
Le terme traditionnel est littéralement traduit par « soif », faisant référence à notre réaction par rapport à notre ressenti. La sensation conditionne une réaction de notre part, réaction qui peut être de l’ordre du neutre, de l’attrait ou de la répulsion. Il s’agit ici de l’affect. L’affect vient s’associer à la sensation, qui le conditionne. Quand c’est agréable, nous avons une attirance pour cela, et quand il s’agit de quelque chose de désagréable, nous éprouvons une répulsion. La soif est vraiment en rapport avec cette réaction au ressenti, car comme avec la soif il y a une attente, attente liée à la sensation de quelque chose d’agréable ou de désagréable. On est là au niveau de cette réaction affective, émotionnelle, qui peut être très subtile d’ailleurs.
L’appropriation
Ceci conditionne la séquence suivante qu’on peut traduire soit par attachement, soit par appropriation. Parce qu’il y a cette attente, cette réaction émotionnelle par rapport au plaisir ou au désagréable, il y a tout de suite appropriation Si c’est agréable, on veut se l’approprier, on veut le répéter. Si c’est désagréable, on veut le rejeter et le fuir pour que cela ne se reproduise pas. Au-delà de l’attente, on se situe ici au niveau de l’affliction et des émotions, dont les formes sont plus élaborées et concrètes que la simple attirance.
Le devenir
Cela conduit à l’action, que l’on nomme le devenir. C’est parce que la sensation agréable est suivie du désir et de l’attirance pour elle que l’on veut se l’approprier. Et parce qu’on veut se l’approprier, on se met ensuite en action pour le faire : tout ce que l’on va faire concrètement, comme le travail que l’on va entreprendre pour pouvoir payer des vacances si désirées ou d’autres choses, ou comme le crocodile qui part à la chasse pour manger à nouveau des proies dont il aura déjà apprécié le goût, je ne sais pas… Le terme de devenir signifie que ces actions, qui se font à trois niveaux – de la pensée, du verbal et du physique – vont à nouveau laisser une sorte d’empreinte sur le courant de notre être, empreinte qui nous disposera à nouveau à avoir les mêmes actions, en perpétuant notre devenir au sein de l’existence conditionnée, en sanscrit samsara.
La naissance
On appelle donc le devenir ce qui perpétue les actes, dont la puissance en devenir va projeter notre vie future. C’est la somme des actes de notre vie qui déterminent notre vie future et sa naissance.
La vieillesse et la mort
Et cette naissance conditionne à son tour la vieillesse et la mort.
Ces douze parties, je les répète : en premier l’égarement ou l’ignorance, en deuxième les dispositions, en troisième la conscience, en quatrième le nom et la forme (constitution psychophysique), en cinquième les sources de la perception, en sixième le contact, en septième la soif, en huitième l’appropriation, en neuvième le devenir. La naissance, la vieillesse et la mort sont les trois dernières.
Ce sont les douze parties, qui traditionnellement sont représentées sur les portes des temples de façon symbolique. Vous avez souvent la peinture d’un monstre noir avec de grandes dents, qui tiennent un cercle rond, en fait un miroir. Dans ce miroir se reflètent les cinq destinées, qui dans la tradition indienne sont humaine, animale, infernale, celle des esprits avides et celle des dieux. Parce que ces cinq destinées représentées ne sont pas libres de l’existence conditionnée, en bordure du miroir se trouvent douze maillons d’une chaîne, douze cartouches.
La roue de la vie
Les représentations symboliques des douze parties
Dans chacune de ces cartouches est dessinée une figure allégorique d’une des douze parties de la coproduction conditionnée. Tout en haut généralement un vieillard aveugle marche à tâtons avec un bâton, c’est l’égarement. Puis succède un potier qui façonne des pots, ce sont les dispositions. Ensuite il y a un singe à l’affût d’un fruit et qui saute d’arbre en arbre, c’est la conscience disposée à une naissance particulière. À l’étape suivante, on voit une barque avec une personne qui rame, cela symbolise nom et forme (la forme étant la barque et le nom le personnage) : c’est la matérialisation de la constitution psychophysique. Puis il y a la représentation d’une maison avec six fenêtres, ouvertures représentant les six sources de la perception, ce sont les six facultés sensorielles liées aux six consciences. Puis, un couple qui s’embrasse, c’est le contact avec le monde extérieur. Dans la partie suivante est représenté quelqu’un avec une flèche dans l’oeil, c’est la sensation. La sensation est suivie de la soif, représentée par quelqu’un tenant un verre vide qui attend de se faire servir. Ensuite, l’appropriation, c’est quelqu’un qui cueille des fruits. Puis suit le devenir symbolisé par un couple en train de faire l’amour. La naissance, c’est un enfant qui est en train de naître. Puis la vieillesse et la mort sont représentées par un vieillard et parfois des gens qui portent un cadavre au cimetière. Ce sont donc les douze images représentant les douze parties de la coproduction conditionnée, dans le processus de la vie allant du plus subtil au plus grossier.
Sont représentées dans cette image trois vies successives. Les deux premières font référence à notre vie antérieure, ce dont on a hérité. Puis à partir de la conscience jusqu’au devenir c’est notre vie présente. Enfin la naissance et la mort symbolisent la vie future, qui, en lien avec le devenir qui va être actualisé à ce moment-là, sera aussi éphémère et impermanente que la précédente.
On peut également diviser ces douze parties selon leur nature karma, klesha et pala. Klesha, c’est les afflictions, dont la première (l’égarement), la huitième et la neuvième (la soif et l’appropriation). Les textes dénombrent 84 000 sortes d’afflictions. On parle de trois poisons fondamentaux que sont l’ignorance-égarement, l’attirance-désir, l’aversion-haine. Par leurs associations, on trouve toutes sortes d’autres afflictions comme la jalousie, l’orgueil, etc. Ce sont des afflictions quelque peu secondaires, puisqu’elles sont la combinaison de ces trois afflictions de base. Dans le dessin tout au centre, les trois poisons sont représentés par trois animaux : un coq, un cochon et un serpent, qui se mordent mutuellement la queue et tournent en rond. L’interdépendance de ces afflictions intérieures sont à la base de l’existence conditionnée.
Il y a également autour de ce cercle un autre cercle dont une moitié est blanche, la voie ascendante, et l’autre est noire, la voie descendante. On voit des gens en train de monter péniblement dans l’une et dans l’autre en train de tomber : ce sont les différentes destinées au sein de l’existence conditionnée. Les états très heureux, où l’on vit un bien-être plus grand, sont très durement acquis. Les états inférieurs, où la souffrance est grande, s’acquièrent facilement. Ceci est lié à la nature de nos actes, qui peuvent être considérés comme positifs ou négatifs, non par rapport à l’a priori moral que telle chose est bonne ou mauvaise, mais par leur nature même et par les conséquences qu’ils entraînent. Ainsi, comme le dit Nagarjuna, tous les actes inspirés par nos afflictions sont de nature à créer de la souffrance, tous ceux qui ne sont pas inspirés par nos afflictions sont de nature à créer un bien-être au sein de l’existence conditionnée. Mais ce bien-être et ce mal-être restent quand même au sein de l’existence conditionnée : même si l’on acquiert un bien-être, ce n’est pas, comme je l’ai déjà dit, un bien-être ultime, mais un bien-être éphémère et relatif. La voie bouddhique, d’une manière générale, cherche à nous mener vers l’éveil, à sortir de l’existence conditionnée, mais aussi à cultiver et à trouver un bien-être relatif. La pratique de la voie mène au bien-être relatif, et du bien-être relatif au bien-être ultime, c’est cela l’idée.
Les maillons faibles
En examinant bien les douze maillons de la chaîne qui nous garde prisonniers du samsara, nous allons voir qu’il y a un certain nombre de maillons faibles : c’est ce sur quoi nous pouvons agir. Comme nous en avons vu trois de nature klesha (les premier, huitième et neuvième), il y a ceux de nature à être karma : il s’agit des deuxième (les dispositions) et dixième (le devenir). Tout le reste est fruits, conséquences, sur lesquelles on ne peut évidemment pas agir : ce qui a été déterminé a été déterminé, on est un être humain, on n’y peut rien changer (pendant un certain temps on est limité à cette vie). Mais il y a néanmoins, dans ces conditions, un niveau où l’on pourrait être libre et faire des choix : c’est en agissant sur notre devenir. Il s’agit du maillon faible de la dixième des douze parties. On peut également agir – mais à un degré moindre, car dans un premier temps c’est plus difficile – sur les deux parties précédentes, à savoir la soif et l’appropriation ainsi que leur racine qu’est l’égarement. Il y a donc cinq maillons faibles – au niveau des afflictions et des actions – sur lesquels on peut agir.
Le fruit de cette réflexion est que le mal-être n’est pas une fatalité et ne dépend pas d’une altérité, il ne dépend que de nous. C’est une chose sur laquelle nous pouvons agir, que nous pouvons dépasser. Par exemple, si ce monde avait été réellement créé par le hasard, on ne pourrait pas y échapper. S’il avait été créé par quelqu’un, s’il avait vraiment eu une naissance, il serait une réalité éternelle. S’il avait été créé, par exemple, par un dieu ou si notre salut dépendait d’une altérité, on dépendrait de la bonne volonté de quelqu’un d’autre : certains jours, s’il est en bonne forme, il nous met au paradis, un autre jour il n’est pas en très bonne forme et il nous envoie en enfer, on est soumis aux aléas de son bon vouloir.
Notre devenir ne dépend d’aucune altérité et le Bouddha le dit lui-même : « Je ne peux vous sauver malgré vous, puisque ce que vous êtes dépend de vous-même. Je peux vous montrer comment accéder à l’éveil. Que vous y alliez ou pas dépend de vous-même. Je ne peux pas non plus prendre ma réalisation et vous la donner. Si je pouvais le faire, je l’aurais déjà fait. »
C’est à vous de prendre conscience de vos propres limites et de votre potentiel. Le Bouddha dit qu’il n’est en rien différent de nous, sa nature et la nôtre sont les mêmes. L’éveil n’est pas quelque chose que quelqu’un va nous donner ou quelque chose que l’on doit construire. L’éveil, c’est notre nature, c’est ce que nous sommes. C’est juste que nous ne l’avons pas reconnu, que nous ne l’avons pas actualisé. Atteindre l’éveil, c’est se défaire seulement de l’illusion et surpasser cela. Encore faut-il comprendre que l’on est dans un certain degré d’illusion, et voir comment l’illusion fonctionne. Il ne faut pas non plus se dire : « Ah, je crois en l’illusion », mais il faut vraiment la voir directement, et pour cela il faut être très lucide et faire preuve assidûment de présence et d’analyse.
Nous ne nous sommes pas trompés au niveau du diagnostic – à savoir qu’il n’y a pas de cancer mais une grippe ou un rhume – et nous avons également vu les causes de ce mal-être, ses origines. Cela nous amène à la troisième Noble Vérité.