Les quatre vérités des nobles (5/6)

Enseignement donné par Thinley Rinpoché à Dhagpo Bordeaux en mars 2013

Thinley Rinpoché

La troisième vérité, la vérité du chemin

Dans un pronostic extrêmement favorable, il y a possibilité d’éveil au-delà de ce mal-être, d’une vraie condition de liberté par-delà l’existence conditionnée : retrouver notre véritable nature qui n’est ni un état de nature conditionnée, ni un état construit. L’éveil est évidemment la chose la plus difficile à décrire. Le Bouddha lui-même l’a dit. C’est de l’ordre de l’ineffable, de l’inconcevable. C’est comme si quelqu’un qui n’aurait jamais goûté au chocolat (on peut l’imaginer, cela doit bien exister !) demandait à quelqu’un d’autre, qui en aurait déjà mangé mais serait muet, de lui en décrire le goût. C’est difficile, même avec la parole, de faire comprendre à quelqu’un quel est le goût du chocolat, s’il n’en a pas goûté, s’il n’en a pas fait l’expérience. De même, décrire l’éveil est très difficile. Ce que l’on peut dire par rapport à l’éveil c’est que par-delà l’existence conditionnée et le mal-être, il est la vraie liberté.

C’est cela, la troisième Noble Vérité : après le diagnostic, l’ordonnance, le remède, la thérapeutique enseignée par le Bouddha. Mais avant cela, peut-être avez-vous des questions ?

Session de questions / réponses

Le temps, une illusion ?

Q : Vous avez parlé d’un monstre noir qui tenait le miroir. Qu’est-ce que cela représente ?
R : Le temps.
Q : Le temps, ce n’est pas sensé être aussi une illusion ?
R : Évidemment. On veut montrer par là que dans ces trois mondes rien n’échappe à l’impermanence, tout est éphémère. Le monde des illusions et le samsara sont tenus par les crocs du temps et du conditionnement, qui sont en fait véritablement indissociables.

La symbolique de l’appropriation

Q : Une question qui peut paraître bête : à un moment vous avez parlé du symbole où l’on voyait quelqu’un cueillir un fruit. Est-ce en relation avec Ève ?
R : Non, pas particulièrement, c’est l’idée de s’approprier, de prendre.

Les conséquences des actes

Q : En ce qui concerne le cercle avec un côté peint en noir et l’autre en blanc, est-ce l’idée du yin et du yang ?
R : Ce n’est pas cette idée. Le blanc symbolise la vertu, les actions positives que l’on peut faire dans la vie, et le noir, les actions négatives vers lesquelles notre conditionnement nous pousse plutôt naturellement. Il est facile de tomber, plus difficile de monter. Cela signifie, dans le cadre de ce cercle, que toutes les actions positives et négatives donnent leurs fruits au sein de l’existence conditionnée mais ne mènent pas en elles-mêmes vers un au-delà. Vous pouvez être extrêmement bon, généreux et vertueux, avoir une éthique, une bonne morale, tout cela est très bien et va créer pour vous beaucoup de bien-être dans votre vie présente comme dans votre vie future. La générosité vous apportera la richesse comme source karmique de richesse. La discipline morale vous permettra de renaître dans la condition humaine. Sauver des vies ou aider d’autres êtres vous permettront d’avoir une vie longue et sans maladie. Il y a des correspondances entre les actions positives et les qualités, comme une grande générosité qui peut être source de centaines de vies heureuses dans les mondes célestes comme dans les terrestres. Généralement ceux où l’on souffre le plus sont les mondes souterrains, dans lesquels, comme c’est décrit dans les Abhidharma, des êtres peuvent s’associer par exemple à la lave qui se trouve sous terre : c’est le monde des enfers, que nos yeux ne peuvent pas voir. Comme les êtres des profondeurs de la terre, il y a aussi le monde des esprits avides, dans les roches par exemple, que nous ne voyons pas non plus. Il y a également des existences comparables à celles des enfers que l’on peut voir dans le monde animal et même dans certaines existences humaines très difficiles et très pénibles. Tout cela peut arriver. Selon la manière de conduire notre vie, nous faisons des actions dites « tron cheu yon leu tinlé », c’est-à-dire dont les conséquences sont visibles dans cette vie-même. Si nos actes négatifs sont extrêmement puissants, ils se manifesteront avant la fin de notre vie par des difficultés, des souffrances et des maladies terribles, avant une renaissance en enfer pour très longtemps. Ainsi, disent les textes, un acte négatif peut avoir des conséquences négatives pendant de très très nombreuses vies. C’est cela que signifie le cercle mi-noir mi-blanc. Au fond, l’important est d’arriver à s’échapper entièrement du karma et de la causalité. Ici le karma n’est pas, comme dans le jaïnisme ou dans d’autres traditions, une force indépendante de notre esprit, mais parce qu’il s’appuie sur l’égarement de notre esprit, il en est la conséquence.

Un monde ou une infinité de mondes ?

Q : Il y a de plus en plus d’êtres sur terre. D’où viennent-ils ? J’ai du mal par rapport aux réincarnations. Ce sont des fourmis qui deviennent des hommes ?
R : Nous avons souvent un regard un peu étroit et pensons que seul existe ce que nous pouvons voir. En fait, selon les textes, le nombre des êtres sensibles est véritablement inconcevable, infini. Par exemple, je n’entends pas France Inter en ce moment, cela ne veut pas dire que ses ondes échappent à cette pièce, mais je n’ai pas une oreille aussi puissante qu’un récepteur radio pour pouvoir les capter. Cela ne veut pas dire que ces ondes n’existent pas. De même, avec mes yeux je perçois certaines formes, certaines couleurs, parce que ma constitution psychophysique fait que je suis sensible à celles-ci. Mais cela n’exclut pas tous les possibles, dont des choses que je ne pourrai jamais voir mais qui existent sur d’autres plans et cependant m’échappent. Il y a peut-être dans ce monde-même ou ailleurs une infinité de mondes parallèles, on ne le sait pas, on ne peut pas le voir exactement. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il y ait plus ou moins d’êtres humains selon les conditions. Parfois ils se reproduisent plus que nécessaire et il y en a plus, parfois ils se reproduisent moins et il y en a moins. Cela peut arriver selon les conditions et les dispositions des êtres à voir ainsi : peut-être y a-t-il des êtres disposés à percevoir comme nous sans être dans notre monde d’humains, peut-être existe-t-il d’autres mondes équivalents au nôtre, sans que nous puissions le savoir ? Je fais cette spéculation parce que vous m’avez posé la question, mais elle ne se trouve pas dans les textes bouddhiques, qui disent tout simplement qu’il y a un nombre infini d’êtres. On parle de six destinées, mais en réalité il y a une véritable infinité de mondes. Si cela vous intéresse, vous pouvez lire à ce sujet le Vimalakirtinirdesasutra (qui est un soutra de Vimalakirti) dans deux traductions françaises différentes. Dans ce texte, il y a un prologue très long, où le Bouddha se trouve à Sravasti en Inde. Cinq cents bodhisattvas vont à sa rencontre, lui apportant chacun en offrande une ombrelle, signe de sa haute réalisation spirituelle. Ils lui remettent donc les ombrelles, qui, par le prodige du Bouddha, n’en deviennent qu’une seule. Dans l’audience, quelqu’un se lève et lui demande: « Quelle est la portée de votre grâce, de votre enseignement à travers l’univers ? » Et le Bouddha explique que sa grâce est infinie et qu’elle touche tous les êtres sensibles sans exception. Ils veulent alors voir ces différents mondes et le Bouddha soulève l’ombrelle. Et, sans que celle-ci ne grandisse, sans que l’univers ne rétrécisse, toute l’audience arrive à voir l’infinité des planètes et des mondes dans lesquels le Bouddha est simultanément présent, en train d’ouvrir la porte de l’éveil à tous les êtres. C’est un très beau texte poétique. Ils demandent alors : « Si vraiment ce monde est sous votre grâce et que c’est par votre mérite que nous avons tous ici accès à l’éveil, comment se fait-il que ce monde soit si imparfait ? » Et le Bouddha, touchant de son pied le sol de la terre, qui soudain se transforme et devient parfaite, dit : « C’est ainsi que je vous l’ai souhaitée, mais à cause de votre confusion, vous percevez tous ses défauts. »

Le regret, les quatre forces

Q : Dans le bouddhisme le pardon n’existe pas : avec la notion de karma, on ne peut pas être pardonné par un tel ou un tel. Il ne suffit pas, comme dans l’église chrétienne par exemple, de faire trois Ave et deux Pater pour être sauvé de tous ses péchés ! On est tous soumis au karma et précisément à chacun de vivre le sien. Mais le regret existe-t-il, et avec son corollaire, un rachat possible?
R : Votre compréhension du karma est un peu figée, en ce sens que pour vous, la conséquence d’un acte une fois établie ne peut être changée. En fait, l’enseignement bouddhique précise que l’action dépend en grande partie de la volition, de l’esprit. Par exemple si vous avez l’intention de faire telle action, mais que par mégarde vous en faites une autre, la conséquence ne sera pas la même. Par exemple X a l’intention de tuer Y et dans la pénombre tue Z. La conséquence du meurtre n’est plus la même. X est déjà sous l’emprise d’une émotion égoïste très forte et il a en plus un autre motif. La nature de l’acte et de la conséquence change selon les motifs. Après ce meurtre, s’il éprouve de la joie ou du regret ou du remords, cela aussi en change la portée. Le regret amoindrit la force de la conséquence. L’enseignement bouddhique met aussi en avant le fait que le karma n’est pas une fatalité mais quelque chose auquel on peut échapper. Ce n’est pas une fatalité parce qu’il vient de l’égarement de notre esprit. Si l’on peut échapper à l’égarement, on peut échapper au karma. On peut également amoindrir la force des karmas négatifs par de nombreuses pratiques, comme celle des « Quatre forces ». C’est une pratique méditative importante : il y a d’abord la force du remords vis-à-vis de nos actes négatifs, un profond remords d’avoir accompli tel ou tel acte. Pour le ressentir il faut reconnaître que l’acte était négatif, comme si, après avoir bu un verre d’eau, on réalise qu’il était mélangé à du cyanure. On a donc un vrai regret, dont on va souffrir. C’est la force du regret. Ensuite il y a la force du support, c’est-à-dire le fait qu’on s’en remette aux Trois Joyaux, que désarmais l’on décide d’aller vers l’éveil et qu’on se détourne des actes négatifs. La troisième force est celle du remède, c’est-à-dire la pratique des vertus et l’adoption d’une discipline morale afin d’apaiser les afflictions de notre esprit : le fait d’œuvrer pour le bien des autres (toutes sortes d’œuvres de charité) pour contrecarrer la force de nos actes négatifs. Et enfin, la force de l’engagement ou du serment de ne jamais plus commettre d’acte négatif. Si l’on adopte ces quatre forces, la grande majorité de nos actes négatifs les plus insignifiants sera entièrement dissipée. Les conséquences de nos actes plus importants vont néanmoins se manifester, mais leurs manifestations seront très brèves et de peu de conséquence jusqu’à pouvoir s’effacer. Il y a à ce sujet la fameuse histoire de Milarépa. Sa biographie existe en français, je vous invite à la lire. Je vais en dire quelques mots très brièvement. Il avait subi une très grande injustice : alors qu’il est enfant, son père meurt, et dans la tradition ancestrale tibétaine, quand le père meurt, c’est l’oncle paternel qui hérite à la place de l’enfant. Son oncle avait donc hérité et réduit sa mère et lui-même pratiquement à l’esclavage. Sa mère en avait beaucoup de ressentiment. Elle demanda à Milarépa d’aller apprendre la magie et la sorcellerie pour se venger de son oncle, ce qu’il fit. Grâce à cette magie il réussit alors à tuer toute la famille et les amis qui leur avaient fait du mal (excepté sa mère). Par la suite il se rendit compte des conséquences karmiques qu’il allait devoir subir, ce qui l’amena à regretter profondément son acte. Et il se mit à pratiquer et à rechercher un maître pouvant lui enseigner le moyen d’atteindre l’éveil de son vivant, ce qu’il réussit. Il échappa ainsi à son karma. Celui-ci n’est donc pas forcément une fatalité.

Les conséquences des actes

Q : Vous avez bien défini le karma et vous dites que ce n’est pas une fatalité. Dans le cas du Tibet, par exemple, où depuis des siècles la tradition s’est perpétuée dans le peuple et où des karmas ont dû s’épurer, comment expliquer alors l’invasion de la Chine et les terribles souffrances de ce peuple ? Je crois qu’avant cette invasion 20 % de la population du Tibet vivait sous des dogmes monastiques. Comment expliquer cela ? Ou alors cela relève-t-il d’un cadre plus large ?
R : Le karma tel que je le comprends est individuel. Ce qui est arrivé à une nation a en effet touché beaucoup de personnes mais n’a pas touché tout le monde de la même manière. Beaucoup de changements ont eu lieu au XIX° siècle jusqu’au début du XX°. Le Tibet, qui jusque-là était resté un peu en retrait, les tibétains se sont retrouvés décalés par rapport à la situation et donc tous les êtres nés à cette période devaient avoir un karma commun. Prenons un exemple : ce qu’ont fait vos ancêtres (le fruit de leurs actes), c’est leur renaissance qui va le subir, pas forcément leurs enfants. Aujourd’hui, les actions posées par les français vont évidemment déterminer des choses pour leurs enfants, mais ce sont surtout eux qui vont en récolter les fruits dans une vie future. En tuant vous-même beaucoup de personnes ou en accomplissant vous-même une action négative très forte, vous aurez à en subir les conséquences. Personne d’autre ne les partagera avec vous. Si quelqu’un naît dans un contexte difficile, c’est par le fruit de ses actes négatifs qu’il a accumulés dans une vie passée. Le karma est personnel et ne peut pas être partagé avec quelqu’un d’autre. Il se transmet d’une vie à l’autre individuellement. Cela ne veut pas dire que votre comportement n’a pas de conséquence sur les générations suivantes, mais l’effet de votre comportement sur la génération suivante n’est pas votre karma ; c’est votre action mais ce n’est pas son fruit, son résultat. Il y a une confusion quant au mot « action » : lorsque vous tuez une personne et qu’elle meurt, ceci est la conséquence de votre acte maintenant mais ce n’est pas la conséquence morale, ce n’est pas la rétribution que vous aurez de cet acte. La mort de cet être est la conséquence immédiate de cette action qu’il subit par votre fait. De même pour vos agissements présents que vous faites subir aux générations futures, mais la rétribution morale, vous seul la subirez.
Q : Pour vous c’est strictement individuel.
R : Absolument, même si un certain nombre d’êtres naissent dans des circonstances similaires, ou s’ils ont un karma comparable. L’autre question est : « Pourquoi quand je tue quelqu’un, ce quelqu’un meurt-il ? » C’est parce que, comme moi, il a une disposition particulière, celle pour lui d’être tué. C’est pour chacun le fait de son propre karma, le fait d’avoir un corps humain, fruit de notre égarement. Mais cela ne signifie pas nécessairement que cette mort violente était prédéterminée. Il a probablement tué dans une autre vie, ce qui le prédispose à être tué. C’est juste le fait d’être disposé à pouvoir être tué qui est le fait d’être un être humain. Cela ne veut pas forcément dire qu’il a tué ou pas. C’est le fruit de son ignorance qui fait qu’il est disposé de telle sorte. Maintenant, cet acte-là va créer un karma négatif pour celui qui l’a commis, il y aura une rétribution morale dans sa naissance future. Il pourra aussi y échapper, si par exemple il pratique. À un niveau plus fondamental, ce n’est pas une question de justice, ou de bon vouloir d’un justicier : « Ah, toi, tu as fait cela, donc on va te rendre la pareille, oeil pour oeil, dent pour dent. » Ce n’est pas dans cette perspective-là. Le karma négatif se cumule surtout à travers notre volition. Par exemple, nous n’avons tué personne directement mais nous avons participé activement à une guerre qui a tué un million de personnes. Et bien nous récolterons le fruit karmique, qui est d’avoir participé à la mort de tous ces êtres en soutenant activement cette guerre. Nous avons eu une responsabilité morale dans cet acte et il y aura donc une conséquence morale, mais cela dépendra aussi de tout un ensemble d’autres dispositions et des conditions de leur mûrissement.

Manger des animaux, est-ce négatif ?

Q : Et le fait de manger des animaux, même sans les tuer, implique-t-il aussi un karma négatif ?
R : Le fait de vivre tout simplement implique un certain karma négatif. Manger des animaux est évidemment quelque chose de négatif. Fabriquer des cannes à pêche, est-ce négatif ?
Q : Que va-t-il se passer pour moi du point de vue karmique : mon travail consiste à fabriquer des cannes à pêche pour la pêche à la truite. Bien que n’aimant pas pêcher, j’aime bien quand même ce travail, parce que c’est très précis, très méticuleux. Je ne tue donc pas de poisson, en revanche j’aime bien en manger.
R : Il est dit de manière générale dans la tradition bouddhique qu’il est très difficile de juger exactement de la conséquence d’une action. Seul un Bouddha peut vraiment dire précisément quelle sera la conséquence de telle ou telle activité que l’on entreprend, que l’on adopte. Il y a la motivation, les circonstances qui vous amènent à exercer un tel travail. Vous n’avez peut-être pas d’autres choix que de faire ce travail. Et si vous ne le faites pas, quelqu’un d’autre le fera à votre place. C’est donc difficile de prévoir précisément pour chaque acte, on ne peut pas savoir.
Q : Je vais être tuée, je vais être martyrisée ?
R : Peut-être ou peut-être pas ! L’important, c’est d’avoir une motivation de ne pas faire de mal à d’autres êtres. Essayez d’éviter de nuire autant que possible. Après, vous avez toujours le choix de faire ce que vous faites, personne ne peut vous obliger. On se dit parfois « J’ai commis telle ou telle action, parce qu’un tel me l’a demandé », on est toujours dans ce rapport de reconnaissance ou de dépendance par rapport à l’autre. Mais que vous le fassiez pour un autre, pour votre famille, pour ceux que vous aimez, vous seul en subirez les conséquences.

Est-ce que tout le monde peut pratiquer le Dharma ?

Q : Le chemin de l’éveil (tout comme le bouddhisme en général) demande d’après moi une réflexion philosophique et intellectuelle, il n’y a qu’à vous écouter aujourd’hui. Est-il vraiment démocratique ? Les gens qui veulent arriver à l’éveil et qui n’ont pas les moyens de réfléchir ne peuvent donc pas y arriver… ou alors par la méditation uniquement ? Le bouddhisme ne s’adresserait-il pas à tout le monde ?
R : Le bouddhisme n’est pas réservé à une catégorie de personnes. Le Bouddha lui-même a dit : « Je ne suis pas de ces maîtres qui gardent la science qu’ils ont acquise secrète et qui ont le poing fermé. Tout ce que je sais, je le donne à tout le monde.» Son enseignement est accessible et ouvert à tous, il est universel. Ensuite, le Bouddha a enseigné de différentes façons. Certains de ses enseignements demandent en effet que nous y réfléchissions très précisément, d’autres moins. Le degré de réflexion varie. Il y a aussi des degrés plus ou moins grands d’engagement et de pratiques que l’on peut faire. Mais l’enseignement est vraiment accessible à tous. Ne serait-ce que votre intention d’aller vers l’éveil : vous vous dites que c’est votre véritable priorité – donner un sens à cette vie en avançant, en progressant vers l’éveil. Même si vous n’avez que cette intention, cette motivation, c’est déjà immense. Le Bouddha dit : « Même si vous ne faites que douter de mon enseignement, le samsara pourrait par conséquence se trouver désagrégé ». Ce qui veut dire que vous vous posez la question par rapport à ce qu’il dit, que vous réfléchissez, et cela va sans doute au fur et à mesure vous mener aux mêmes conclusions que le Bouddha. Donc l’existence conditionnée (et tout le mal-être qu’elle contient) pourra ainsi arriver à être désagrégée. C’est une force positive extrêmement grande qui est à la portée de tous. J’essaie évidemment de résumer aujourd’hui tout cet enseignement, et c’est quelque chose de tout à fait nouveau peut-être pour certains d’entre vous. Cela peut sembler très intellectuel et très compliqué. C’est, je le conçois et je le sais, quelque chose de très subtil, que parfois on ne saisit pas immédiatement. Mais si vous réfléchissez un peu, c’est un enseignement tout à fait cohérent, qu’on peut vérifier par l’analyse, qui n’est pas du tout inaccessible. Cela ne demande pas d’avoir fait beaucoup d’études ou d’avoir de grandes capacités intellectuelles, c’est à la portée de tout être humain, vraiment. La pratique de la méditation peut sembler quelque chose de peu intellectuel, mais cela nous demande parfois beaucoup plus de concentration que de comprendre les douze parties de la coproduction conditionnée. Y arriver est un travail qui est parfois très ardu. Les deux vont main dans la main, l’un ne peut pas se dissocier de l’autre. Mais on peut par exemple, si l’on n’a pas compris le point de vue dans toute sa totalité et subtilité, déjà en recueillir quelques idées, quelques principes qui vont nous aider dans notre vie et nous être bénéfiques.

Les rêves négatifs, que faire ? S’appuyer sur les quatre forces ?

Q : Qu’en est-il d’un rêve qu’on peut qualifier de négatif ? Faut-il s’appuyer ensuite sur les quatre forces ?
R : C’est-à-dire que vous étiez un serial killer dans votre rêve ? Dans ce cas-là vous pouvez dire: « J’espère que jamais je ne serai ainsi, ce serait regrettable », vous pouvez développer du regret. Mais l’important est de réaliser que ce n’est qu’un rêve, que c’est éphémère, et de voir qu’il en est de même pour cette vie. Par nature celle-ci n’est pas différente d’un rêve, de même pour la souffrance ou le plaisir. Toutes ces choses sont par nature éphémères, de même que le karma. Ce n’est que le rapport d’un rêve à un autre, comment notre agissement dans un rêve détermine le suivant. Tant qu’on rêve ainsi, c’est ennuyeux assurément. Et quand on sort du rêve, où le cauchemar s’en est-il allé ? S’il avait véritablement existé, il serait allé quelque part, on pourrait retrouver sa trace. Mais le cauchemar n’a jamais existé, ce n’était qu’une illusion. Il n’est donc nulle part. De même ce monde, cette vie ne vont laisser aucune trace.
Q : Pourquoi dans ce cas-là, dans la vie réelle, est-il recommandé vivement de s’appuyer sur les quatre forces ? On pourrait appliquer cela aussi au rêve, c’était le parallèle que je faisais.
R : Si vous arrivez à vous éveiller, vous n’aurez pas besoin de vous appuyer sur les quatre forces. Mais en attendant, puisque vous rêvez encore, vous ne vous en sortez pas mais vous ne voulez plus avoir de cauchemars, juste de beaux rêves. C’est un moyen qu’on vous donne pour vous aider à ne pas avoir de cauchemars et à faire encore de beaux rêves. Mais si vous sortez des rêves, vous sortirez tout aussi bien des cauchemars et vous serez pleinement éveillée.

La réincarnation, une croyance ?

Q : Pour moi cet enseignement est tout à fait nouveau. À plusieurs reprises vous parlez de vies antérieures, du fait qu’on ait plusieurs vies. Je voudrais savoir si cette croyance – pour moi c’est une croyance – est une condition pour pouvoir suivre cet enseignement ?
R : Ce n’est pas nécessairement une condition. Vous pouvez très bien suivre l’enseignement bouddhique et vous en récolterez des fruits favorables, même si vous ne croyez pas en la réincarnation. Mais penser qu’il n’y a pas de réincarnation est également une croyance. Libre arbitre
Q : Vous dites qu’un rêve en détermine un autre. Vous dites ensuite que nous avons le choix. Pourriez-vous me parler un peu de la part du libre arbitre ?
R : Le libre arbitre vient surtout avec le discernement : plus on le développe, plus on a de libre arbitre.

Le discernement, un fruit ?

Q : Et le discernement est aussi un fruit, peut-être ?
R : Le discernement est lié à notre nature fondamentale qui est libre. Je vous en parlerai demain dans le thème sur la bodhicitta. Dans le bouddhisme, on met beaucoup l’accent sur le fait de cultiver la bonté, la bienveillance, l’amour, la compassion et aussi ce qu’on nomme l’attitude éveillée ou bodhicitta, qu’on traduit également par « pensée de l’éveil ». L’idée ici est d’essayer d’être un meilleur être humain, de faire preuve d’une plus grande bonté, d’une plus grande bienveillance. On peut se demander pourquoi : « Pourquoi dois-je être bon, j’ai envie d’être méchant, tous ces autres m’embêtent, pourquoi mon salut n’est-il pas dans la méchanceté et dans la haine ? » On pourrait se poser cette question. Souvent aussi l’on pense que notre salut est de ne pas se laisser avoir par les autres, de les manipuler, de contrôler la situation, d’être intransigeant, de prendre sa place, de garder sa place, de ne pas la lâcher, que sais-je d’autre ! On pense qu’agir ainsi est la source de notre salut.

Pourquoi faire preuve d’amour et de compassion ?

Q : Pourquoi pensez-vous alors que nous devons faire preuve d’amour et de compassion ?
R : C’est dans notre nature inhérente.
Q : Et pourquoi être méchant ne serait-il pas dans notre nature inhérente ?
R : Parce qu’on a la nature de Bouddha. Parce qu’être méchant génère de la souffrance, que l’amour et la compassion génèrent le bien-être. On l’expérimente : quand on est gentil, généreux, notre esprit est calme, en paix, on est bien avec nous-mêmes, quand on est en colère, on n’est pas bien.
Q : On est mieux entouré, les gens viennent plus vers nous si on est bienveillant ?
R : C’est d’une bienveillance bien calculée, tout ce que j’entends, très intéressée et avec beaucoup d’attentes. À mon avis, si l’on regarde un peu l’enseignement bouddhique, il y a d’un côté notre égarement qui s’exprime à travers l’ego et les afflictions. Qu’avons-nous vu à ce sujet ? Nous avons vu que tout cela était illusion et égarement, parce qu’au bout de l’analyse on ne peut pas en établir la vérité, on ne peut pas trouver l’ego, les afflictions (sources et causes du mal-être et de la souffrance) ne sont pas fondées. De l’autre côté, nous avons en nous d’autres aspects positifs. Pourquoi positifs ? Parce qu’ils apportent bien-être, amour, compassion, etc. Mais il y a une raison beaucoup plus fondamentale encore : dans les textes bouddhiques nous ne parlons que d’une qualité (que nous avons) qui fait que fondamentalement nous ne sommes pas différents d’un éveillé, d’un Bouddha. Cette qualité, c’est qu’en fait nous ne pouvons pas être réduit à l’illusion que nous avons de nous-mêmes. Ce que nous sommes dépasse toutes les illusions, notamment l’ego. La preuve de cela est que, malgré l’ego, malgré notre égoïsme, il nous arrive parfois de pouvoir exprimer de l’amour désintéressé, voire même de l’abnégation. Et cela n’est pas simplement le fait des êtres humains mais aussi de tous les êtres sensibles, même ceux que nous pourrions considérer comme les plus violents, les plus agressifs. Le fait est que l’ego n’est pas notre véritable nature. Si cela était, nous ne pourrions pas nous exprimer autrement qu’à travers lui. Il y a donc pour nous une expression possible, qui dépasse en fait l’ego. Il y a, à la fois, le fait de trouver chez tous les êtres cette qualité (qui est le contraire de l’ego et de tout ce qui en découle) et également le fait qu’à l’examen, à l’analyse de l’ego, on ne peut l’établir. On voit par là que d’un point de vue relatif, cultiver l’amour et la compassion nous apporte un bien-être immédiat et pour nos vies futures. Mais cela contribue également à actualiser ou à exprimer les qualités inhérentes à nous-mêmes. Ces qualités nous permettent de dépasser l’ego et nous rapprochent de notre nature véritable, qui ne doit pas être comprise dans un sens substantiel, sinon on pourrait la confondre avec l’ego. Ce n’est pas une nature qui peut être représentée par un média, par un label, une idée, un concept. Cela répond-il à votre question ?

Du libre arbitre au discernement

Q : Je le trouve ténu, le libre arbitre.
R : Ah, le libre arbitre : c’était cela la question, on a fait de grandes digressions… En fait, l’opposé du libre arbitre est de se dire que tout est prédéterminé. L’enseignement bouddhique ne soutient pas cela. Par exemple le karma détermine une condition mais ne détermine pas toutes nos pensées, il détermine une disposition à réagir d’une certaine manière mais ne peut pas déterminer notre nature fondamentale, qui est par-delà l’ego. Il y a une possibilité constante d’expression de cette nature. L’éveil est ce qui n’est pas de l’ordre de l’illusion. Le libre arbitre est toujours présent, même si parfois on y a moins accès par la force de nos dispositions. Mais ici, je ne sais pas si « libre arbitre » est le terme qui convient vraiment, car ce n’est pas par rapport à un fait de déterminisme mais par rapport à un degré de lucidité possible. À certains moments, on peut être plus lucide, plus ouvert, et à d’autres moments, on est davantage soumis au flux de nos influences passées et de nos afflictions. Évidemment, on voit là toute la grâce, l’immensité du cadeau que nous a fait le Bouddha : son éclaircissement nous permet d’avoir du discernement, d’avoir plus de lucidité et de prendre des décisions, ou du moins d’essayer de cultiver le discernement.

Pourquoi si peu d’êtres éveillés ?

Q : On voit aujourd’hui si peu de personnes qui sont éveillées. Pourquoi ne sommes-nous pas plus nombreux à l’être ? Ne s’agit-il pas de se défaire de l’illusion ? Ces êtres éveillés sont-ils forcément passés par un enseignement ou bien peut-il arriver que certains aient eu comme une prise de conscience et se soient dit après réflexion : « ce n’est pas comme cela », de sorte qu’il leur devient facile d’appliquer l’enseignement tel que vous l’avez expliqué jusqu’à présent ?
R : Je n’ai pas compris la deuxième partie de la question. La première question, c’est juste par rapport au nombre de personnes qui sont éveillées. La deuxième est : « Faut-il forcément passer par un enseignement pour accéder au stade de l’éveil, ou ne suffit-il pas à un moment donné d’une prise de conscience soudaine (où l’on arrive à y voir clair), qui permettrait ensuite, dans la pratique de tous les jours, l’amour, la compassion ceux-ci découlant naturellement de cette prise de conscience ? »
La réponse à la première question, au sujet des êtres éveillés, c’est que nous ne le sommes pas, et que nous n’avons pas les capacités de voir vraiment l’esprit des autres. Nous n’avons pas cette clairvoyance de pouvoir lire l’esprit des autres. Une apparence reste une apparence, on ne voit pas nécessairement ce qui se passe derrière. C’est difficile de dire s’il y a beaucoup d’éveillés ou pas à travers l’univers et dans ce monde. C’est très difficile à évaluer. Je n’ai vraiment rien à dire à ce propos, je ne peux pas vraiment vous répondre. À mon avis, ce n’est tout simplement pas à notre portée. On peut voir des personnes faire preuve de grandes qualités dans ce monde, c’est indéniable. Mais après, leur degré de réalisation ne nous est pas tout à fait perceptible.
Pour répondre à la deuxième question: dans l’enseignement bouddhique l’éveil est une réalité que tout un chacun peut découvrir par lui-même. Le Bouddha n’appartenait pas à un groupe qui se disait bouddhiste et cela ne l’a pas empêché d’atteindre l’éveil. Mais encore faut-il découvrir ce qu’il a découvert ! Et ce n’est pas évident tout le temps, à cause de notre confusion. Il est rare que l’on arrive à un tel degré d’évolution personnelle nous permettant de comprendre toute la portée de l’enseignement du Bouddha. C’est pourquoi quand on y a accès, c’est une voie rapide pour réaliser ce que le bouddha a réalisé.

Réincarnation depuis des temps sans commencement

Q : Vous avez répondu tout à l’heure par rapport aux réincarnations. J’ai trouvé vos réponses très affirmatives. Cela m’a presque choqué. Je trouve que c’est en contradiction avec l’approche bouddhique, qui consiste à être dans le doute, dans l’analyse, dans le questionnement.
R : Qu’ai-je dit ?
Q : Quand vous avez parlé des réincarnations, vous répondiez avec une autorité, une affirmation très contradictoires avec l’approche bouddhiste ! Vous sembliez être vraiment dans la certitude, comme quand vous avez dit, par exemple : « On sait qu’on est né depuis des temps sans commencement ».
R : Comment comprenez-vous cette expression « des temps sans commencement » ?
Q : Et bien justement, je ne sais pas… Et là, pour les vies réincarnées, on saurait ! C’est là où j’ai trouvé comme un hiatus. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire…
R : Si je me souviens bien, à la question « Suis-je obligé de croire en la réincarnation pour pratiquer le bouddhisme? », j’ai répondu non. Et j’ai dit aussi que croire ou ne pas croire à la réincarnation reste une croyance.
Q : Oui, d’accord. Mais peut-être, je vous fais un procès d’intention, alors que ce n’est pas dans mon intention. Mais j’ai trouvé que toutes vos réponses à ce sujet avaient un caractère plus affirmé, presque catégorique. Je l’ai entendu ainsi. Peut-être me suis-je trompé? Je me suis sûrement trompé.
R : Je vais vous éclairer sur quelques points concernant la réincarnation, après vous pourrez penser ce que vous voulez, vous réfléchirez de votre côté. Je vous réponds juste que, dans notre monde occidental du XXI siècle, plutôt matérialiste, nous avons un a priori général, à savoir que notre esprit est tellement tourné sur l’extériorité des choses et non pas sur lui-même que nous pensons que le monde existe, indépendamment de nous, et que nous en sommes un produit dérivé. Nous considérons également que l’esprit n’est qu’un produit dérivé de la matière. Il y a toutes sortes de théories là-dessus. Certains pensent que l’esprit est juste un épiphénomène, un peu comme la lumière d’une bougie (une fois la bougie éteinte, il n’y a plus rien). C’est l’a priori que l’on a en général et auquel tout le monde aujourd’hui croit avec beaucoup de conviction. Et la « réincarnation » est presque un gros mot ! On est juste matière, alors comment peut-on croire à un truc qui est contre une telle évidence ! On est tellement imprégné de cela que le mot « réincarnation » fait peur ! Or regardons d’abord ce que nous affirmons, c’est-à-dire la non-réincarnation. Regardons cela. Sommes-nous juste des produits dérivés de la matière? Peut-on prouver cela ? Dire cela relève-t-il d’une science ou est-ce juste une croyance? C’est la première question qu’il faut se poser. On affirme des choses qui ont l’air d’être des évidences mais qui ne le sont pas. C’est pour cela que j’ai dit : « c’est aussi une croyance », sans dire que la réincarnation est vraie, que la non-réincarnation est fausse. Je n’ai rien affirmé. J’ai juste énoncé le fait que ce que vous pensez être une évidence reste aussi une croyance et n’est pas prouvée. Ceci est admis depuis maintenant 2 500 ans. C’est-à-dire que depuis le temps du Bouddha jusqu’à nos jours, il y a bien des centaines de générations qui ont quand même soutenu cette idée qu’il y a des vies antérieures et des vies futures. Ce serait beaucoup d’orgueil de ma part de penser qu’ils avaient tous tort et qu’il n’y a aucune vérité en cela, surtout que ces personnes ont été de leur temps très respectées, et cela sous aucune contrainte politique ou idéologique. Naturellement, les gens avaient des égards pour ces personnes et pour les qualités qu’elles avaient développées.
Quand on lit ce qu’elles écrivent au sujet de la réincarnation, nous pouvons remarquer qu’elles n’utilisent pas le terme « réincarnation », qui est un terme occidental, une interprétation occidentale comme la métempsycose ou d’autres termes encore. Elles disent simplement la renaissance, la vie, la mort. Il est sous-entendu dans cette idée (très répandue dans l’Inde ancienne) que d’un côté, il y a la matière physique (aspect matérialiste) et que de l’autre, il y a quelque chose d’immatériel, qui est notre esprit, notre âme. Nous sommes là dans une vision dualiste. Or, les bouddhistes analysent aussi bien l’esprit que la matière, ils disent que tous deux sont dépourvus de substance. La matière n’a pas plus d’existence que l’esprit. Est-ce pour autant que nous ne faisons pas l’expérience de cette vie ? Nous ne pouvons pas nier que nous sommes bien là malgré le fait que tout cela, au regard de l’analyse, n’existe pas ! Alors qu’est-ce que c’est ? C’est parce que notre esprit est égaré par rapport à lui-même qu’il y a cette expérience dualiste se déroulant dans un continuum. Chaque instant de conscience, d’expérience est suivi d’un autre. Ces personnes répondent par rapport à cette idée de dualité entre esprit et matière.
Comment définit-on l’esprit ? C’est ce qui permet l’expérience, la connaissance, la conscience, et en ce sens il est vraiment opposé à l’idée que nous avons de la matière, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas sensible. Ce n’est pas parce que la matière réagit qu’elle est sensible. Les gens confondent souvent les deux. « Sensible » désigne une qualité particulière, cela signifie qu’il y a dans la conscience l’expérience : la conscience est consciente d’elle-même. C’est pourquoi je me permets de dire que, quand bien même un jour on créerait l’ordinateur le plus puissant du monde qui serait capable de faire tout ce qu’un être humain fait, il resterait inférieur à une fourmi aussi limitée soit-elle. Il n’aurait pas de qualia, c’est-à-dire l’expérience du sensible. Le fait que l’ordinateur réagisse à un programme prédéterminé ne fait pas que ce mécanisme ait une conscience, qualité qui définit en général l’esprit, dont la qualité d’expérience fait qu’il n’est pas fini. La matière, elle, est du domaine du fini et elle n’a pas la capacité d’expérience. On a ici deux éléments qui par nature sont opposés. Comment peut-on donc établir une relation de causalité entre les deux ? Si vous considérez la matière comme cause et l’esprit comme effet, comment la causalité peut-elle être établie ? On voit bien que des grains de riz donnent des pousses de riz et non de blé ! La flamme d’une bougie produit de la lumière et non de l’obscurité. Comment voulez-vous que de l’obscurité produise de la lumière ? Ce sont deux choses antinomiques ! Si on réfléchit ainsi rationnellement à la question : « qu’est-ce que la matière, qu’est-ce que l’esprit, quelles sont leurs caractéristiques ? », il ne peut y avoir de rapport de causalité entre les deux. La matière ne peut donc pas produire l’esprit, ni l’esprit la matière, et cela parce qu’il n’y a pas de rapport entre les deux. C’est pourquoi, dans la tradition bouddhique on rejette ces idées, non par a priori, mais pour des raisons rationnelles, parce qu’on a réfléchi et analysé ces idées dualistes entre matière et esprit. Dans le cadre du bouddhisme, l’esprit est un continuum, en ce sens qu’il est par nature d’être éveillé, d’être libre, et qu’il ne peut être réduit à l’ego (qui lui-même ne peut pas être établi). De ce fait, il a ce potentiel d’être libre.
Maintenant regardons cette idée de temporalité, d’un début et d’une fin. On pense : « Ah oui, d’accord, la matière a un début, il y a eu le big bang, etc. » On pense ensuite l’esprit comme quelque chose de séparé et l’on se dit « Ah, quel était son début ? » Pour certains, c’est Dieu, pour d’autres c’est autre chose. Dans le cadre de l’enseignement bouddhique, on dit simplement que la matière, les phénomènes extérieurs, l’esprit, la conscience, tous sans exception n’ont pas d’origine, pas de naissance. C’est en ce sens-là qu’ils sont « sans commencement ». « Sans commencement » ne veut pas dire « tellement vieux qu’on ne sait plus », non, cela veut dire qu’ils ne sont jamais nés. Esprit et matière, cette dualité n’est qu’une illusion, ils n’ont aucune réalité. C’est pour cela qu’ils sont sans naissance, sans début, sans origine et sont en ce sens tous les deux vacuité. Il y beaucoup de choses à dire, mais on va laisser la place à d’autres questions.

De l’intention à l’acte, quelles conséquences ?

Q : Pour que du karma soit généré, j’ai compris qu’il fallait une intention. Pouvez-vous le confirmer ? Et si vous le faites, cela ne voudrait-il pas dire que pour fabriquer des cannes à pêche et créer du karma négatif, il faudrait avoir l’intention de tuer du poisson ?
R : Vous voulez que je vous fasse plaisir ou que je vous dise la vérité ? Si l’on suit bien ce que dit l’enseignement, en effet, ce qui caractérise l’acte, c’est la volition, c’est-à-dire la volonté de faire quelque chose. Tout acte verbal et physique suit ou est précédé par une intention, par une volition qui le détermine. Ce que vous dites à ce propos est juste. Je travaille par exemple dans une usine qui produit des cannes à pêche ou des bombes. Je n’ai pas l’intention de tuer ou de faire de mal à quelqu’un, mais je suis en train de créer les outils pour que cela puisse se faire, et en cela je participe à l’acte. Sans moi, l’outil destiné à cet acte ne pourrait pas exister. J’y participe donc pleinement. De même, j’ai cité tout à l’heure l’exemple suivant : « Je n’ai pas tué un million de personnes dans une guerre, mais j’y ai participé activement ou je l’ai approuvé. » Dès lors je récolte les fruits de cet acte de la même manière. Maintenant si j’ai fait cela contre mon gré, en ne l’approuvant pas du tout (j’étais obligé, je n’avais pas le choix), si je n’avais pas la volition de le faire, ce n’est pas la même chose. Si on agit pour faire plaisir à un tiers, c’est malgré soi-même qu’on en récolte les fruits, mais cela a néanmoins une conséquence participative. Je peux participer à une guerre par amour fraternel pour mon pays, par rapport à une idée. Quoi qu’il en soit, je participe à un acte et je contribue à son efficacité, à son accomplissement. Je récolte donc le résultat, en fonction de la motivation et du degré de participation. Et si je m’en réjouis totalement, je recevrai à ce moment-là la pleine conséquence de cet acte.

L’importance de l’intention

Q : Est-ce que tuer est toujours dans l’absolu un acte négatif ? Vous avez pris l’exemple d’une guerre qu’on cautionne, mais on peut prendre d’autres exemples. Je pense à l’euthanasie : aider quelqu’un à mourir parce qu’il souffre énormément et qu’il ne demande plus qu’une chose, mourir. Si la motivation, la nature de notre action, c’est de vouloir vraiment aider cette personne, est-ce que tuer est un acte négatif dans l’absolu ? Et va-t-on en subir les conséquences ? Autre exemple : un dictateur comme celui de la Syrie qui tue des milliers de personnes. Je serai la première à cautionner qu’on l’empêche de continuer. Est-ce que tuer une telle personne est un mal pour un plus grand bien ?
R : Tout dépend évidemment de l’acte, c’est là la particularité de l’enseignement bouddhique. L’acte est déterminé par la volition. Un acte apparemment violent peut avoir une conséquence positive pour tous les protagonistes s’il a été commis pour faire du bien aux êtres, leur venir en aide. En tuant par exemple cette personne qui est prête à commettre un acte extrêmement négatif, on l’empêche de subir les conséquences négatives morales, les rétributions de son acte. On lui fait donc également du bien. Certes, c’est dans l’immédiat un acte négatif mais qui bien plus tard sera considéré comme positif. Parfois pour aider, il est nécessaire d’adopter la violence.

Le bouddhisme condamne-t-il la violence ?

Q : Donc le bouddhisme ne condamne pas la violence dans l’absolu ?
R : Il ne condamne pas la violence dans l’absolu, il condamne le fait de nuire, de faire du mal aux êtres sensibles. Une violence peut être la cause parfois d’un plus grand bien. Imaginons, vous êtes dans un des avions du 11 septembre. En tuant les agresseurs, vous êtes sûr de mourir dans l’avion mais en même temps vous les empêchez de tuer un grand nombre de personnes. Vous accomplissez donc, malgré la violence de cet acte, un acte positif.
Q : N’était-ce pas du fait de leur karma que les gens étaient dans les tours ?
R : Non, quand on parle du karma, il ne faut pas le confondre avec la destinée. Tout ce qui arrive aux êtres n’est pas uniquement déterminé. Dans le destin, en revanche, tout est figé. Le karma ne veut pas dire cela. Le mot « karma » signifie « action » au sens du mot « œuvre » en français. Ce mot implique à la fois l’acte de créer et la conséquence de cet acte. Ici, ce n’est pas simplement la conséquence de l’acte pour les autres ou ce qu’elle génère dans l’instant présent, mais c’est par rapport à ce que l’on devient soi-même dans le futur : il y a une disposition qui est créé. Si on cultive énormément la haine, on considère naturellement les choses avec adversité, et au fur et à mesure le monde devient agressif pour nous. La haine peut même changer le physique : il y a une transformation dans les énergies et certaines maladies peuvent apparaître. C’est la conséquence présente. Mais en cultivant cette tendance, on générera une renaissance correspondante. Cela ne veut pas dire pour autant que c’est une fatalité dont on ne peut pas sortir. Tout est possible dans le meilleur des mondes, comme dirait Candide. Si tout avait déjà été déterminé, il n’y aurait pas besoin de chercher à pratiquer et à atteindre l’éveil.

Comment se servir du « maillon faible » ?

Q : Ma question concerne les douze éléments qui conditionnent la roue du samsara. Vous avez parlé de « maillon faible » à un moment donné. Comment se sert-on de cet outil, en quelque sorte, pour réaliser le non-soi, le non-moi ?
R : On a oublié un point important. Je crois que vous trouverez votre réponse dans la présentation que je vais faire à présent de la Quatrième Noble Vérité : il s’agit de la thérapeutique prescrite par le Bouddha pour aller vers l’éveil.