Les quatre vérités des nobles (6/6)
Enseignement donné par Thinley Rinpoché à Dhagpo Bordeaux en mars 2013
Thinley Rinpoché
La quatrième vérité, la vérité de la cessation
La vérité du mal-être ou de la non-satisfaction, la vérité de l’origine du mal-être, la vérité de la cessation du mal-être et la vérité du chemin qui mène à la cessation du mal-être. Nous pouvons résumer cela en trois entraînements, trois pratiques, depuis ce qui nous est le plus accessible, le plus facile, au plus subtil, au plus difficile.
L’entrainement à la discipline morale
Le plus facile, c’est la discipline morale. Il s’agit d’être un être humain intègre, bon. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, toutes les actions suscitées par les afflictions sont négatives, toutes les actions non suscitées par les afflictions sont positives. Quelles sont les principales actions que les afflictions suscitent ? Elles sont au nombre de dix ou de sept, comme vous voulez : trois au niveau du corps (il s’agit du meurtre, du vol, de l’adultère), quatre au niveau de la parole (il s’agit du mensonge – tromper autrui pour profiter d’eux -, de la médisance – dire du mal des autres -, de la parole blessante, insulter -, de la discorde – créer la disharmonie – et enfin du bavardage inutile). Ce sont les actions physiques et verbales considérées comme négatives qu’on peut essayer de limiter. Peut-être éprouvons-nous le désir de tuer quelqu’un juste par l’agacement qu’il suscite en nous ? Si l’on fait le vœu de ne pas tuer, nous serons à même d’éviter de cultiver cette tendance ou d’avoir en quelque sorte un garde-fou et on ne laissera pas les afflictions prendre totalement le dessus. Trois autres sont au niveau de l’esprit (évidemment liées au désir et à la haine) : il s’agit de la convoitise, de la malveillance et des points de vue erronés. Voilà pour les dix actes négatifs que nous devons chercher à éviter. Nous allons donc nous entraîner à faire le contraire : sauver des vies, être généreux, parler de façon à ce que ce soit profitable aux autres, etc. Ce sont des recommandations générales.
On peut ensuite s’engager en tant que bouddhiste à une conduite morale très stricte. On peut être un pratiquant bouddhique laïque et prendre les cinq vœux : il s’agit d’éviter les trois actes négatifs liés au corps et à la parole (le plus grave étant de mentir sur ses acquisitions spirituelles). Le cinquième est de ne pas prendre de substances toxiques (alcool, drogue, etc.) qui peuvent nous faire perdre la tête et donc nous empêcher de garder une discipline morale : il faut éviter l’enivrement sous toutes ses différentes formes. Certains laïques prennent ces vœux ou n’en prennent qu’un seul, les autres étant difficiles. Si on veut être un bon citoyen français, il me semble que ce n’est pas vraiment difficile car la loi française nous pousse à suivre ces cinq vœux de base.
Ensuite, on peut, si on le souhaite, se retirer du monde pour se consacrer essentiellement à la voie vers l’éveil. On peut prendre par exemple différentes ordinations bouddhiques et rentrer dans un cadre de renonçant, c’est-à-dire de moine qui vit en quelque sorte en dehors de la société pour se consacrer à la pratique et à la méditation.
En d’autres termes, l’essence de l’entraînement moral, de la discipline morale est de cultiver toutes les actions positives et d’éviter les actions négatives. Les premiers disciples du Bouddha lui ont demandé: « Quelles sont les règles que nous devons suivre ? » Le Bouddha n’a énoncé aucune règle spécifique, il n’a pas dit :« Il ne faut pas tuer, il ne faut pas voler… », il a dit : « Éviter tous les actes négatifs, cultiver tous les actes positifs, apaiser parfaitement son esprit, telle est la voie de l’éveil. » Ce sont ses instructions.
C’est le fondement de la discipline morale dans le bouddhisme, discipline morale qui est plus centrée sur l’esprit que sur le corps. Il se peut que nous ayons un comportement physique parfait. Mais un jour on se trouve dans l’avion du 11 septembre et l’on sait que les terroristes vont tuer tous les gens, or on a fait le vœu de ne pas tuer. Que faire alors ? Dans ce cas, il y a ce qu’on appelle « les vœux de bodhisattvas » : cultiver l’amour, la compassion et œuvrer pour les autres. Dans ce cadre-là, on peut peut-être tuer pour sauver tous ces êtres, sans manquer à ses vœux, parce qu’on suit son vœu le plus fondamental. Ce n’est pas strictement juste par rapport à une règle. Il y a beaucoup de subtilités par rapport à ce point.
Ce sont les deux aspects essentiels de la discipline morale bouddhique, mais cela en soi n’est pas source de l’éveil. La discipline morale est adoptée pour créer les conditions favorables. Si on l’adopte, notre vie présente sera plus heureuse. Ce n’est pas comme si l’on vous imposait une loi juste pour le plaisir. C’est une loi ou une discipline que l’on s’impose, parce qu’on sait que cela va nous apporter un bienfait. C’est comme quand vous suivez un régime, vous évitez de manger certains aliments, parce que vous savez qu’ainsi vous allez améliorer votre santé. De même que vous allez suivre peut-être un programme sportif assez difficile, mais vous savez qu’ainsi vous améliorerez votre condition physique. Il est en de même en suivant une discipline morale, vous êtes assurés de créer des conditions de vie plus heureuses pour maintenant et encore meilleures pour votre vie future, en admettant qu’il y en ait une. S’il n’y en a pas, cela vous aura au moins servi dans cette vie-ci.
On peut prendre différentes ordinations bouddhiques et rentrer dans un cadre de renonçant en devenant moine.
L’entrainement à la méditation
Le deuxième entraînement est l’entraînement contemplatif ou méditatif. Le fondement du mal-être n’est pas notre volition, nos actions, mais avant tout ce qui les motive : nos afflictions. Elles s’élèvent dans notre esprit et sont la base de nos différentes actions. On ne peut pas immédiatement les éliminer. Il se peut que l’on se trouve dans une situation où l’on nous fait beaucoup de tort, et l’on est à même d’éprouver de l’aversion, de la haine à l’égard des personnes qui nous infligent cela. Il y a alors des méditations que l’on peut faire qui peuvent nous aider à apaiser la haine, le désir, l’orgueil, la jalousie, et même à les dissiper. Il existe des méditations spécifiques à chaque affliction. Il s’agit ici de méditation au sens premier du terme en français, c’est-à-dire comme dans les méditations métaphysiques de Descartes : une réflexion poussée sur un sujet (ma haine, pourquoi, etc.) doublée d’un travail de contemplation et de visualisation. Cela peut aider à apaiser certaines afflictions que l’on a et à retrouver une quiétude en notre esprit, que ce soit dans des situations difficiles ou face à quelque chose qui nous attire. C’est également une aide pour garder notre discipline morale et pour déterminer ou influencer le courant de notre devenir.
Plus fondamentalement encore, notre esprit est en fait dans un état où il n’est pas efficace, parce qu’il est constamment agité. D’une part il est entièrement tourné vers l’extérieur, et d’autre part il entretient constamment des images, des illusions, des représentations de toutes sortes. Il abrite et nourrit une agitation constante. Par exemple on est dans le métro, rien de particulier ne se passe, pourtant ça cogite : on pense au passé, à des souvenirs, à ce que l’on a fait, à ce qu’un tel nous a dit, ou bien au futur, à ce que l’on va faire, ce que l’on devrait faire… Généralement on n’est jamais au présent, mais soit dans le passé, soit dans le futur et l’on passe à côté du présent. Parfois même, quand on est dans le présent, on est dans le jugement du présent, dans la description du présent, dans la représentation du présent mais jamais juste dans le présent.
En fait, on est toujours décalé. Il y a une agitation constante qui se perpétue tout au long de la vie. Pour rendre notre esprit beaucoup plus efficace et lui apporter un très grand bien-être, une très grande stabilité, une très grande clarté, nous pratiquons différentes techniques de méditation. Avec elles viennent la stabilité et la clarté, et le pouvoir de l’esprit devient à ce moment-là très puissant.
L’entrainement au discernement
Avant d’accéder à l’éveil, le Bouddha ainsi que d’autres connaissaient ces différentes techniques, mais à leur différence, lui, voyait que le fait d’accéder à cette stabilité, à cette clarté de l’esprit, n’était pas suffisant. Il y avait la possibilité d’atteindre une forme d’ataraxie, comme on le nomme ici en occident, mais ce n’était pas l’éveil, ce n’était pas la possibilité d’aller par-delà l’existence conditionnée. Pour lui, la vraie source de l’éveil, c’est la sagesse (ou le discernement) aussi parfois appelée la perfection de la sagesse. C’est ce discernement qui nous amène au-delà de notre égarement, de nos méprises. Cela, c’est le troisième entraînement. Ces trois entraînements sont liés. Sans discipline morale il n’est pas possible de vraiment se consacrer à la pratique de la concentration méditative. Sans la concentration méditative, on ne peut pas accomplir la perfection de la sagesse. Cette dernière a deux aspects. Le premier, c’est une sagesse cultivée à travers la réflexion, l’étude. Il s’agit ici d’entendre les enseignements, de recevoir des instructions et par la suite de réfléchir soi-même sur ces instructions, d’avoir une assurance personnelle de ce que l’on a compris. Il ne s’agit pas d’être un perroquet, il faut vraiment comprendre et avoir l’assurance de ce qu’on a compris. Dès lors on peut commencer à cultiver le discernement, qui se pratique au sein de la contemplation méditative, par des techniques particulières, généralement introduites une fois qu’on a acquis une certaine stabilité de l’esprit. Voilà une brève introduction aux trois entraînements, qui répond également à votre question.
Nous avons conclu l’enseignement sur les Quatre Nobles Vérités. Il s’agissait surtout d’un survol. Il y a des points de détail importants, qui sont chacun très détaillés dans les textes. J’espère que vous aurez encore l’occasion d’approfondir la connaissance sur ces quatre vérités enseignées par le Bouddha et de prendre mieux connaissance de la thérapeutique.
J’ai été vraiment très heureux d’être avec vous cet après-midi et d’avoir pu partager ce moment et j’espère que cela a été suffisamment clair. Nous allons nous retrouver demain, pour aborder un autre thème très important. Nous allons plus rentrer dans la pratique bouddhique en voyant deux grands courants de l’enseignement bouddhique : celui qui prédomine dans le sud-est asiatique et qu’on appelle le bouddhisme Théravada, et l’autre qui prédomine dans l’Asie du nord qu’on appelle le Mahayana.
Le premier courant partage un très grand nombre d’enseignements communs avec le Mahayana, notamment cet enseignement des Quatre Nobles vérités (ou les quatre vérités des sages). Ensuite, il y a le courant du Mahayana qui met beaucoup l’accent sur le développement de l’amour et de la compassion ainsi qu’un parcours de pratique spirituelle légèrement différent. Il ne s’oppose pas ou ne se différencie pas, mais il complète, parachève, va plus en profondeur que ce que l’on trouve déjà enseigné dans les Quatre Nobles Vérités. Il demande une plus grande implication dans la pratique et il est parfois un peu plus difficile à saisir, à comprendre. Nous verrons cela demain, dans les grandes lignes, surtout la bodhicitta qui est un point très important.
Le deuxième entraînement est l’entraînement à la méditation.
Session de questions / réponses
Comprendre la coproduction conditionnée
Q : Dans votre discours, vous aviez insisté sur le fait que le bouddhiste renonçait à chercher une causalité linéaire et qu’il était dans une dynamique de coproduction conditionnée. Je pense que j’ai un problème de compréhension vis-à-vis de cela : quand on est dans la conception d’un karma lié à des vies antérieures, comment peut-on échapper de ce point de vue-là, à l’idée de causalité linéaire ?
R :Très simplement, c’est que le karma est vu également dans le cadre de la coproduction conditionnée. Par exemple, d’où viennent parfois les difficultés de vos questions, à savoir que tout est déterminé ? Si tout est déterminé on est dans une linéarité. Il se peut que des accidents vous arrivent, une disposition ne mûrit pas nécessairement indépendamment de causes et de conditions. La conséquence est la maturation de sa cause dans toutes sortes de circonstances qui le permettent. Par exemple, vous pourriez dire : « l’arbre est le fait de la graine, il est donc dans une causalité linéaire. »
Si l’on regarde bien la transformation de la graine, il lui faut du temps, qu’elle ne soit pas endommagée, il lui faut aussi de la chaleur, de la lumière, bref un certain nombre de conditions. Donc, l’apparition de l’arbre, la conséquence, est tout autant le fruit de cette graine que l’ensemble des autres conditions. On parle dans les textes de quatre conditions. La condition en qualité de cause qui est la graine. La condition en qualité d’antécédent immédiat, c’est dans le continuum d’une chose qu’il faut qu’une chose cesse pour laisser place à l’instant suivant. C’est parce que la cause a disparu que l’effet peut apparaître.
Pour bien comprendre cette coproduction conditionnée, il faudrait réfléchir, par exemple, sur les réfutations de Nagarjuna dans « Les stances du milieu par excellence », premier chapitre, « L’examen des conditions », où il y réfute l’idée d’une production. Il analyse ce que l’on appelle la causalité linéaire où l’on sous-tend qu’il y a une cause substantielle qui produit un effet substantiel. Toutes les différentes théories de la causalité peuvent se ramener à quatre formes. La première, une production à partir de soi, où la cause et l’effet ne sont pas distingués comme deux phénomènes séparés, ils sont une et même chose. La deuxième, une production à partir d’une autre, c’est-à-dire que la cause et l’effet sont considérés comme deux phénomènes distincts, l’un créant un autre, une altérité indépendante. La troisième, une production qui est l’association des deux. Et la quatrième, une production ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien. Il analyse donc les quatre formes et montre leurs impossibilités et établit la coproduction conditionnée qui est synonyme du terme de vacuité.
Thinley Rinpoché