L’esprit d’éveil 5/5
Enseignement donné à Dhagpo Bordeaux le 3 mars 2013
Thinley Rinpoché
S’entrainer à la bienveillance
Nous avons vu un peu plus précisément ce qu’est la bodhicitta dans son aspect relatif, ce qui constitue notre premier accès à ce que nous nommons la bodhicitta. Nous avons, en particulier, examiné l’amour et la compassion ainsi que les méthodes pour les développer. À cet effet, nous pouvons considérer tous les êtres comme nos parents ou comme nos enfants. Peu importe comment nous les considérons, l’important étant de savoir faire croître un sentiment de bienveillance et de compassion à l’égard des difficultés qu’ils éprouvent en raison de leur souffrance.
Maintenant, pour ce qui est des actions que nous pouvons développer auprès des autres êtres sensibles, cela dépend évidemment de nos moyens, de nos progrès personnels, de notre lucidité, des connaissances que nous avons développées. Évidemment, si nous voulons guérir quelqu’un de sa maladie mais que nous n’en avons pas les moyens, nous ne pourrons pas le faire. Ce constat nous amène à considérer l’ensemble de l’existence conditionnée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une existence conditionnée dont nous ne pouvons sauver tous les êtres d’une manière relative. Nous pouvons soulager certaines souffrances, faire certaines choses mais nous ne pouvons pas réaliser quelque chose qui soit du domaine de l’absolu. Une partie du travail du bodhisattva est d’être un exemple, c’est-à-dire de faire lui-même preuve d’amour, de compassion, de discernement et d’inspirer ainsi ces mêmes qualités chez les autres.
Il ne peut œuvrer en ce sens malgré les autres, comme nous l’avons vu tout à l’heure dans l’idée de la grâce du Bouddha. En tant que pratiquants sur la voie du bodhisattva, nous nous engageons à toutes sortes d’exercices spirituels, des méditations, des actions, dans le but de développer l’amour, la compassion universelle ou la grande compassion ainsi que le discernement. Nous ne pouvons pas commander nos sentiments : nous ne pouvons pas commander l’amour, la compassion. Il nous faut donc chercher à les cultiver et, peut-être, dans certaines circonstances, pouvons-nous les inspirer véritablement à d’autres. Donc, ce n’est pas parce que je dis : « Je veux dès à présent avoir de l’amour pour les autres » que je vais vraiment tout de suite en avoir, il me faut d’abord essayer d’accroître ce sentiment, de le cultiver : c’est tout un entraînement.
Il est dit qu’un seul instant d’amour véritable et sincère est le fruit d’une accumulation très vaste d’actes positifs, c’est donc tout un travail de longue haleine sur la charité, sur des pratiques de méditations différentes… etc. Le mérite lié à tout cela peut s’épanouir dans le sentiment de l’amour et de la compassion et il faut savoir chérir ce sentiment, c’est-à-dire savoir à quel point c’est quelque chose de précieux et aussi savoir le cultiver. Lorsqu’on l’éprouve, c’est vraiment quelque chose d’extraordinaire.
Essayez donc de cultiver ces sentiments selon vos moyens pour développer, par la suite, une attitude qui soit toujours bienveillante. Cette bienveillance peut être la gratitude exprimée par un enfant à l’égard de ses parents, ça peut être aussi celle du parent à l’égard de ses enfants, ça peut être aussi le fait de considérer tous les êtres comme son enfant. Ces différentes attitudes sont possibles, l’important étant de vraiment arriver à cultiver cela. En s’appuyant sur ces deux sentiments universels, nous pouvons dès lors véritablement éprouver la bodhicitta. La bodhicitta, c’est l’intention d’atteindre l’éveil pour le bien de tous les êtres, c’est avoir pour objectif la fin de la souffrance de tous les êtres et c’est aussi apporter l’éveil ultime à tous les êtres.
C’est donc une motivation d’une ampleur sans précédent. Imaginez : quelqu’un, par exemple, souhaite aujourd’hui, dans notre monde, offrir un café à chaque être humain. Quelqu’un me donnerait un café, j’aurais peu de gratitude, ce n’est rien ; mais imaginez que je sois amené à en offrir un à chacun des êtres humains de cette planète, nous sommes sept milliards. Au prix du café aujourd’hui, il me faudrait au moins sept milliards d’euros ! On peut donc imaginer que la personne qui a une telle intention, a une intention d’une grande bienveillance pour donner autant d’argent, n’est-ce pas ?
Que dire, alors, de quelqu’un qui souhaiterait éliminer toute la pauvreté de la planète ? C’est quelque chose qui est en fait réalisable et possible. C’est un sentiment d’un plus grand bienfait qui demandera plus de sept milliards d’euros. Mais pour cette somme-là, il est déjà possible de réaliser un certain nombre de choses plus importantes que de donner un café à chacun. Entre ainsi également en ligne de compte, la manière dont nous utilisons les moyens : ce qui veut dire qu’il y a nécessité de développer la sagesse, la connaissance, afin de réaliser des actions réellement positives.
Éliminer toutes les souffrances et apporter tous les bienfaits
J’ai donné ces exemples pour montrer l’ampleur du souhait du bodhisattva qui souhaite éliminer toutes les souffrances. Cela veut dire éliminer réellement toutes les souffrances et apporter tous les bienfaits, non pas simplement apporter l’éveil à tous les êtres – or il n’y a pas de plus grand cadeau qu’on puisse faire à quelqu’un que de lui donner accès à l’éveil – mais aussi apporter tous les biens relatifs possibles ; donc c’est un sentiment d’une bonté et d’une munificence infinies que l’on ne peut pas vraiment estimer. Si nous nous plaçons du point de vue de l’intention, c’est quelque chose de très rare. À ce propos, un auteur bouddhiste de l’Inde du septième siècle a écrit ceci : « Quel parent, quel dieu, Brahma lui-même ont eu un tel sentiment ? Ils n’ont pas, même dans leur plus grande folie, dans leur rêve le plus fou, souhaité pareille chose pour eux-mêmes. Comment l’auraient-ils souhaité pour les autres ? »
C’est en ce sens que la bodhicitta est un sentiment sans précédent. C’est en ayant ce sentiment à l’esprit que nous pouvons considérer l’amour de nos parents, l’amour de ceux qu’on pense être les plus bienveillants au monde, même du Dieu créateur dans certaines traditions. Même eux n’ont pas la bodhicitta, n’ayant pas su souhaiter pour eux-mêmes la fin de toute illusion, de toute confusion, de toute souffrance. Dès lors, comment auraient-ils pu le souhaiter pour autrui ? Voilà pourquoi le bodhisattva qui éprouve ce sentiment est vraiment un être extraordinaire : c’est en cela qu’il est proche de l’éveil. Ce sentiment, cette motivation, cette volonté sont à l’origine de son cheminement. C’est sur une telle base qu’il engage la mise en pratique de cette intention. La mise en pratique, qui est la partie la plus intéressante, est un sujet très vaste dans l’enseignement bouddhique. C’est une sagesse ancienne mais qui reste très pertinente par rapport à notre monde et qui est d’un très grand secours, d’une très grande richesse. Évidemment, je n’aurai pas l’occasion dans les quelques minutes qui nous restent ensemble, de vous en faire un exposé, même concis, et je vous invite vivement à approfondir votre connaissance sur le sujet.
J’aurai l’occasion de commenter des textes qui traitent de la Voie du Bodhisattva, de la pratique du bodhisattva ainsi que de la bodhicitta plus en détail, ici, en France. Les quelques informations que je vous ai données sont vraiment juste un aperçu. Vous ne pouvez pas penser avoir une connaissance suffisante sur le sujet à travers ce que nous avons vu.
La motivation liée à la bodhicitta est une qualité extraordinaire : la développer sincèrement est en fait une pratique, c’est déjà arriver à un résultat. Cette motivation a, par nature, une force positive immense et nous permet d’être un véritable exemple par notre attitude, par notre façon de vivre et, en étant un exemple, nous œuvrons en même temps pour notre propre bien et celui des autres. Ainsi, la bodhicitta n’est pas simplement quelque chose de positif pour les autres, c’est aussi quelque chose de positif pour soi. Elle va nous permettre de donner un véritable sens à notre existence.
Une lumière dans la nuit
Comme l’écrit Shantideva au début de son ouvrage, dans une très belle phrase : « Parfois, par la grâce des bouddhas, la pensée se tourne vers l’éveil comme dans une nuit noire qu’un instant éclaire, déchire », nous pouvons comparer notre situation présente à cette nuit noire qu’il décrit. Nos qualités inhérentes ne sont pas actualisées, ne sont pas épanouies et c’est donc la nuit. Les quelques étoiles, les astres, comme la lune, qui éclairent cette nuit, peuvent être vus comme les quelques dispositions positives qui surpassent notre égarement, comme parfois ces rares sentiments d’amour et de compassion sincères qu’il nous arrive d’éprouver. Mais ces étoiles sont obscurcies par le ciel couvert d’une nuit d’orage, par les nuages. Ce sont nos afflictions qui voilent ces quelques qualités par les trois poisons dont je vous ai parlé. Nous sommes dans une pénombre totale, nous ne savons dans quelle direction avancer, où aller. Mais parfois, par la grâce des bouddhas, pendant un court instant, comme un éclair qui déchire la nuit, soudainement, tout le paysage s’éclaire devant nous et nous voyons exactement où sont les dangers et où est le chemin menant vers notre liberté. C’est le cadeau du Bouddha, dont Shantideva dit : « Saisissez ce moment, ne le laissez pas échapper. Vous avez la santé, l’énergie, le loisir, le temps de pouvoir vous instruire sur les moyens d’accéder vers l’éveil. Si vous ne le faites pas dès à présent, qui sait si, dans cette obscurité qu’est le samsara, l’existence conditionnée, vous aurez à nouveau l’occasion de retrouver les circonstances bénéfiques dont vous disposez actuellement ? »
Comme un éclair qui déchire la nuit, soudainement, tout le paysage s’éclaire devant nous (photo Layne Lawson).
Ainsi, il ne faut pas regarder ces enseignements comme une curiosité intéressante mais se les approprier vraiment, au-delà du langage, au-delà des traditions, au-delà de toutes les barrières, voir à quel point ils font sens par rapport à notre vie, notre devenir, notre situation, notre raison d’être. Nous bénéficions d’un secours immense, toute une science pensée depuis des temps immémoriaux par des sages qui ont eux-mêmes éprouvé toutes ces questions, leur ont porté la plus grande attention. Plus on examine de près (je vous parle d’expérience) l’enseignement du Bouddha, plus on est frappé par sa pertinence, sa justesse, son bienfait. C’est un cadeau vraiment immense, extraordinaire, que nous avons à notre portée. Je vous invite vivement à approfondir votre connaissance sur ce sujet et à développer ces qualités inhérentes que vous avez, l’amour, la compassion. Surtout cherchez à aller vers le développement de la sagesse, à comprendre la nature de votre esprit, la nature véritable des choses et à cultiver tant soit peu du mérite, chacun à votre niveau.
Nous ne pouvons pas être tout de suite parfaits. Déjà, commençons par être un bon être humain, sensible et non pas indifférent aux souffrances des autres, par comprendre la situation dans laquelle les autres personnes se trouvent, à savoir qu’ils sont eux-mêmes victimes de leurs afflictions, qu’ils sont eux-mêmes dans une situation difficile. Ainsi, au fur et à mesure, une transformation s’opèrera : nous évoluons, nous progressons et nous récoltons de grands bienfaits d’une telle évolution. Cette transformation du regard, même si elle peut nous sembler loin ou difficile, est déjà un point à partir duquel commencer. Ne pas faire comme certains qui regardent une échelle et qui veulent arriver d’emblée à la dernière marche. Ce faisant, il y a de fortes chances que l’on tombe et que l’on se fasse mal. Avancer étape par étape, depuis là où l’on se trouve et la première étape est de s’instruire mieux, d’être plus à l’écoute, de comprendre la sensibilité des autres êtres. Dans cette perspective, parfois nous faisons des erreurs, parfois nos actes sont positifs, l’important étant d’avoir toujours en tête cette motivation de bien faire et d’essayer d’avoir le plus de lucidité possible pour voir si vraiment nous agissons bien ou pas. Voilà ce que je voulais vous dire pour l’essentiel.
La perfection de la sagesse
Je vous ai dit que nous évoquerions ensemble la perfection de la sagesse qui est un point très important de l’enseignement bouddhique. Ni la pratique morale, ni la méditation seules ne peuvent nous mener vers l’éveil, ce sont des auxiliaires en quelque sorte. Ce qui est vraiment source de l’éveil, c’est la perfection de la sagesse. Elle est considérée comme source directe de l’éveil et ceci est intimement lié au développement de l’amour, de la compassion et de la bodhicitta. Nous avons vu que la bodhicitta relative est en quelque sorte la bodhicitta non encore tout à fait éclairée par la perfection de la sagesse, et que la bodhicitta ultime se manifeste lorsque la perfection de la sagesse est accomplie. Pour accomplir cette perfection de sagesse, il s’agit, comme je crois vous l’avoir déjà dit, d’aller au-delà de notre égarement. De quoi s’agit-il exactement ?
Notre égarement, c’est évidemment la saisie de soi, l’ego, que l’on ne peut prouver par l’analyse. C’est aussi un rapport aux phénomènes qui s’exprime toujours à travers une représentation, des concepts, un langage. Sans ce langage nous n’avons pas l’impression de connaître. Ce que nous connaissons est toujours quelque chose que notre conscience se représente à travers un symbole, une représentation. Par exemple, la couleur rouge : nous parvenons à savoir qu’une chose est rouge seulement lorsqu’on dit : « C’est rouge ». Quand je la perçois seule, je n’ai pas l’impression de la connaître. Mais peut-être aussi que là, en ce moment, nous la percevons sans le biais du langage. Cependant la percevons-nous réellement ?
Nous pouvons entrer plus dans le détail : il y a une représentation, comme une altérité, comme une saisie, comme quelque chose que nous distinguons de l’ensemble des autres phénomènes, que nous saisissons comme un et nous supposons l’existence d’une substance ou, du moins, une fondation à notre perception, qui est indépendante de notre esprit et de notre conscience. Ainsi, nous avons une forme de dualisme, une forme de fonctionnement qui, à chaque fois, nous met dans un rapport toujours indirect et en non-adéquation avec la réalité. Le but de la perfection de la sagesse est d’aller au-delà de cela, d’aller au-delà de tout rapport biaisé, notamment par rapport à notre esprit lui-même : le connaître tel qu’il est. C’est un travail qui se fait à travers la culture contemplative, méditative. Il s’agit de reconnaître et de cultiver la vraie nature de notre esprit au-delà de l’ego, de toutes les représentations.
Nous avons une forme de fonctionnement qui nous met dans un rapport toujours indirect et en non-adéquation avec la réalité (photo Jacob Mejicanos).
Elle est la base et la source du développement du vrai amour, de la vraie compassion, qui dépasse toutes les limites (la saisie dualiste) et qui est un amour pur. Elle nous permet aussi d’aller au-delà de ce « petit confort » dont je vous ai parlé, au-delà de cette crainte, pour pouvoir sacrifier notre bien-être ou notre confort afin d’œuvrer pour les autres. Ainsi, la perfection de sagesse est extrêmement importante tant pour aller vers l’éveil que pour aider les autres, les toucher, être efficace dans l’aide que nous leur apportons. Il s’agit là de la perfection de sagesse dans le cadre contemplatif mais cette perfection de sagesse n’exclut pas toutes les autres connaissances que nous avons à développer pour l’atteindre et aussi pour aider les autres. Le bodhisattva ou celui qui aspire à devenir un bodhisattva cherche à cultiver toutes les connaissances. Ainsi toutes les sciences, tous les moyens de venir en aide aux autres êtres, sont à cultiver puisque c’est ainsi que nous pouvons soulager les êtres de différentes sortes de difficultés. Pour ce faire, il nous faut accomplir l’effort de développer une plus grande lucidité mais il convient de toujours faire ce travail en comprenant comment fonctionne notre esprit et sans prendre ses a priori pour des réalités. Souvent, nous avons tendance à réifier, à concevoir les choses autrement qu’elles ne le sont et à mettre nos craintes et espérances dans notre conception. Ceci est un point très important : il nous faut développer notre lucidité pour prendre de la distance par rapport à toutes les situations évoquées plus haut.
Voilà donc, dans les grandes lignes, une présentation de la bodhicitta. Nous avons vu ce qu’il nous reste à faire. Je vous laisse encore un temps pour me poser quelques questions si vous le souhaitez puis nous allons conclure.
Session de questions / réponses
La compassion n’induit pas de souffrir avec
Q : Quels conseils avez-vous à donner aux personnes qui sont au contraire trop sensibles à la souffrance des autres ?
R : La question que vous me posez provient d’un présupposé, à savoir qu’une trop grande sensibilité est nuisible : c’est ainsi que je le comprends. Je suis donc tellement sensible que je suis affecté et donc dérangé dans ma capacité d’agir, je suis tellement touché par la souffrance des autres que j’éprouve de la peine et de la souffrance moi-même et donc je ne peux plus agir. C’est cela qu’implique votre question, n’est-ce pas ? Or la compassion n’implique pas cela. Comme nous l’avons vu, elle est le fait de comprendre la souffrance des autres, ce qui n’implique pas que l’on souffre également. Par exemple, quelqu’un éprouve une souffrance, c’est quelque chose que lui éprouve et non pas moi, c’est quelque chose de propre à la personne qui l’éprouve. En étant sensible à cette souffrance, cela montre que je ne suis pas indifférent, je la comprends et je suis à même d’agir. Je veux dès lors agir pour soulager la personne mais cela n’implique pas que j’éprouve la même chose qu’elle, je ne souffre pas pareillement. Or, votre question sous-entend que la compassion signifie souffrir avec et souffrir la même chose. Cela n’est pas exact. La compassion, c’est comprendre cette souffrance et essayer de manière dynamique, selon ses capacités et selon son discernement, de la soulager. Ce n’est donc pas quelque chose qui nous paralyse mais au contraire qui doit nous donner de l’énergie.
Je crois qu’il s’agit là d’une certaine compréhension en Occident du terme compassion qui est compris comme pâtir avec, c’est l’idée de « com patio« , « com » veut dire avec et « patio » pâtir, souffrir avec, c’est le terme littéral.
Je vous ai épargné tous les termes sanskrits et leur définition, leurs étymologies mais ça n’a pas la même signification dans le contexte bouddhique où l’on utilise ces termes. Le terme « maitri » veut dire bienveillance, bonté et le terme sanskrit « karuna » nous le traduisons par compassion. C’est en quelque sorte de l’ordre de l’affect, c’est de la même nature que l’amour, c’est-à-dire avoir une affectation mais au regard de la souffrance que l’autre éprouve afin de la soulager. C’est le contraire de l’indifférence, à savoir comprendre la personne, essayer de la soulager, ne pas accepter sa souffrance parce qu’on l’aime mais ce souhait ne nous fait pas souffrir pareillement.
Au contraire, celui qui a réellement de la compassion souhaite souffrir à la place de l’autre, il veut prendre sur lui la souffrance de l’autre en vue de la soulager. Il serait heureux de souffrir à la place de l’autre, de porter son fardeau par amour pour lui. Il y a par exemple une méditation que l’on fait pour nous aider à cultiver l’amour et la compassion que nous appelons tonglen. Cela veut dire littéralement donner et prendre.
Que donnons-nous ? Nous imaginons que toute la force positive que nous avons en nous, tout le mérite, le bon karma que nous avons accumulé par nos œuvres de générosité, de discipline morale ou autre, toute cette force, nous la donnons aux autres, non pour en recueillir les fruits et la rétribution pour nous-mêmes mais pour que l’autre en recueille les bénéfices. J’ai une telle abnégation que je prends la souffrance d’autrui sur moi et je souhaite que tout le mal, tous les actes négatifs qu’il a faits, ce ne soit pas lui qui en endure les conséquences mais moi seul, tant mon amour et ma compassion pour les êtres sont grands. C’est une méditation que nous pouvons faire : par exemple, lorsque vous expirez, vous imaginez qu’il y a une lumière blanche, claire et pure, qui vient toucher tous les êtres et dissipe toutes leurs souffrances, toutes leurs négativités et, quand vous inspirez, c’est une lumière noire, nauséabonde, salie de toutes leurs souffrances et leurs maladies que vous inspirez, que vous prenez sur vous. Ainsi, par la compassion, il y a un dépassement de soi et de la préoccupation pour soi. Cela ne se limite pas à pâtir avec, on voudrait pâtir à la place de, souffrir à la place de, si seulement cela pouvait soulager.
L’importance du discernement, ici, c’est de voir que bien-être et souffrance ne sont pas, dans leur nature, ontologiquement si je puis dire, différents du bien-être et de la souffrance que l’on peut éprouver lors d’un rêve. Cela veut dire que l’un et l’autre n’ont pas de consistance, de fondations ultimes ou de réalité ultime : ce n’est qu’une illusion. De ce fait, nous pouvons, par ce discernement, dissoudre le bien-être comme la souffrance des êtres. Le discernement est ce par quoi l’amour et la compassion peuvent être actifs et parfaits. Le discernement ou la perfection de sagesse sont très importants : l’amour et la compassion ne peuvent vraiment se mettre en action qu’associés à la perfection de la sagesse sinon il se peut, par exemple au nom de l’amour, que l’on fasse beaucoup de mal aux autres êtres, comme la princesse infirmière dont je vous ai parlé. Il y a des situations où l’on pense bien faire, apporter des choses positives aux autres mais on leur apporte aussi d’autres maux. Par exemple, nous ne pouvons pas tout faire à la place des autres, il faut amener l’autre à mûrir lui-même. Être soi-même un exemple par sa vie, par sa conduite, par son attitude, c’est par cela qu’il faut commencer et c’est par cela que l’on œuvre pour les autres. C’est un travail important à faire sur soi, son positionnement, sa motivation.
Être soi-même un exemple par sa vie, par sa conduite, par son attitude, c’est par cela qu’il faut commencer (photo Kalen Emsley).
De la gratitude à la dévotion
Q : J’ai une question qui me taraude depuis longtemps et qui a trait à la dévotion. Vous nous avez parlé du chemin du bodhisattva, du développement de l’amour, de la compassion. Souvent, je remarque, en discutant, qu’il y a le chemin de la dévotion qui ressort. Or c’est un terme avec lequel j’ai beaucoup de mal. En effet, on dit que c’est par la grâce du Lama que toutes les bénédictions apparaissent et justement vous avez parlé du fait que le bien pouvait apparaître dans l’esprit des êtres grâce à la bénédiction du Bouddha.
R : La grâce du Bouddha. Oui, mais il faut bien en comprendre le sens ici. C’est, je crois, un problème de vocabulaire et de connotation très forte en Occident car il a déjà une tradition spirituelle importante. Ces mots ont une signification particulière dans notre inconscient et n’ont pas forcément la signification que donne la tradition bouddhique à ces termes.
Il est très important de comprendre que dans le terme dévotion, il s’agit du fait d’admirer des qualités. Si l’on n’a pas connaissance des qualités, quelle dévotion peut-on avoir ? Ce n’est pas possible. Dans ce cas, il s’agit peut-être d’une dévotion comme l’entendent les religions monothéistes, c’est-à-dire une dévotion en relation avec l’obéissance, à savoir qu’il y a une autorité suprême que l’on ne peut pas sonder, qui nous dépasse, à laquelle nous devons obéissance et respect. Ce terme n’a pas un tel sens dans le cadre du bouddhisme. Il n’y est pas question de cette obéissance, il s’agit d’une connaissance des qualités du Bouddha, qualités que l’on ne peut appréhender si l’on ne comprend pas son enseignement. On ne connaîtra pas les qualités d’un Maître si l’on n’a pas compris la signification de son enseignement.
Si l’on a eu un Maître qui nous a instruit, qui nous a fait comprendre la nature de notre esprit, qui nous a fait comprendre et nous a amené à développer la perfection de la sagesse, il y a naturellement une admiration qui naît de cela. C’est cela la dévotion : à la fois une admiration et une gratitude.
En quoi s’agit-il là d’une voie ? C’est une voie dans le sens où cette admiration se rappelle à nous sans cesse et nous aide. En effet, il ne s’agit pas juste de comprendre quelque chose à un moment précis, il y a aussi un processus par lequel on se transforme. En d’autres termes, il y a quelque chose que l’on doit cultiver et la dévotion est ce rappel de ce que l’on nous a enseigné, de cette gratitude, de ces qualités dont a fait preuve le maître, l’exemple qu’il représente et qui suscite en moi de l’admiration, qui me pousse sans cesse à vouloir devenir comme lui, à avoir les mêmes qualités, à développer la même sagesse, à intensifier ce qu’il m’a enseigné. C’est ainsi que l’on comprend ici la dévotion. Il s’agit donc d’un rapport très différent que celui supposé par sa traduction française et avec la compréhension que nous avons de ce terme dans notre culture occidentale.
Ce qui attriste, ce qui réjouit
Q : Je vous remercie sincèrement de l’enseignement que vous êtes venu partager aujourd’hui avec nous. Je me dis que si vous portez ces enseignements, c’est que vous les avez appliqués à votre vie, que vous les avez éprouvés vraiment et donc que vous les incarnez, plus que nous sûrement et à un degré que l’on ne peut certainement pas imaginer. À partir de là où vous êtes, j’aimerais que vous vous exprimiez sur une chose qui vous fait souffrir et une chose qui vous procure de l’allégresse, si c’est possible.
R : Pour rester dans l’esprit de l’enseignement, je dirais que ce qui m’attriste évidemment profondément, c’est sans conteste la souffrance de tous les êtres sensibles, celle que tous les êtres éprouvent et qui est le fait de leur ignorance, toute la souffrance qu’ils s’infligent les uns aux autres. Tout cela est vraiment très triste, réellement déplorable puisqu’il pourrait en être tout à fait autrement. Ce qui m’apporte le plus de joie, c’est évidemment tout ce que nous avons évoqué, à savoir cet incomparable don que le Bouddha nous a fait. J’ai eu cet extraordinaire privilège de pouvoir entendre et étudier son enseignement et il n’y a rien qui ne me réjouisse plus que cela, qui me semble plus important que cela.
(Photo Sayan Nath)
Votre livre de référence
Q : Votre livre de référence ?
R : C’est un livre en tibétain, un ouvrage écrit au seizième siècle par Pawo Tsouglag, le deuxième Pawo. C’est un commentaire de la Marche vers l’éveil de Shantideva. Dans cet ouvrage, l’auteur commente évidemment le texte, traite de nombreux sujets comme l’amour, la compassion, en donnant un certain nombre d’exemples. Surtout, il décrit de manière exhaustive les différentes distinctions comme par exemple la bodhicitta relative, ultime, il décrit également toutes les sortes de compassion, les différentes méthodes… etc., c’est assez complet et c’est un très bel ouvrage.
Conclusion
Je vous remercie pour votre attention et je vous souhaite à tous une bonne continuation sur la voie vers l’éveil. Je vous invite, de tout cœur, à approfondir votre connaissance du dharma. Puissiez-vous, chacun d’entre vous, aller de bien-être en bien-être jusqu’à l’ultime éveil et puissiez-vous ne jamais connaître la souffrance et toujours connaître le bien-être.
Thinley Rinpoché
Sommaire
Episode 1 : Un bouddha et deux approches – Le bodhisattva – La bodhicitta – La grâce du Bouddha – La bénédiction de l’amour.
Episode 2 : Les 5 chemins (de l’accumulation, de la jonction, de la vision, de l’entraînement et sans entraînement) – Session de questions-réponses.
Episode 3 : La bodhicitta relative – L’amour et la compassion – Cultiver l’amour – Les différentes formes de compassion – Développer la conscience de la souffrance des êtres – Agir comme une « princesse infirmière ».
Episode 4 : Le bienfait de la compassion – Session de questions-réponses.
Episode 5 : S’entrainer à la bienveillance – Eliminer les souffrances et apporter les bienfaits – Une lumière dans la nuit – La perfection de la sagesse – Questions-réponses et conclusion.