Les quatre vérités des nobles (4/4)
Enseignement de Khenpo Chödrak Rinpoché à Dhagpo Bordeaux en juin 2019. Traduit par Peïo.
Khenpo Chödrak Rinpoché
La vérité du chemin (suite…)
L’individu intermédiaire
Voyons maintenant le deuxième type d’individu, l’individu intermédiaire. Ce qui a été exprimé [cf. chapitre précédent] évoquait la manière de penser commune ou générale. Il y a des différences avec l’individu intermédiaire.
Si nous regardons notre situation présente et que nous la comparons avec celle d’autres êtres vivants dans ce monde, dans d’autres pays par exemple, nous pouvons vraiment nous réjouir de la situation qui est la nôtre. Mais, s’il en est ainsi pour nous-mêmes, s’il nous arrive de penser qu’il existe des situations meilleures dans notre monde, il n’en est pas moins évident que chacun, à sa manière, expérimente et expérimentera les quatre types de souffrances que nous avons citées auparavant. Bien que nous vivions dans de très bonnes conditions, malgré tout, il nous faut expérimenter les souffrances de la naissance, de la maladie, du vieillissement et de la mort. Le deuxième type d’individu, dit intermédiaire, garde cette situation de souffrance à l’esprit et, pour lui, il est primordial de mettre fin au cycle de ces souffrances. Ce qui caractérise ce deuxième type d’individu est sa manière de penser.
Cela nous ramène aux questions vues plus haut concernant l’existence d’un soi. Car c’est avec ce type d’individu qu’apparaît le questionnement quant à l’appréhension du soi comme la racine de l’existence. C’est une prise de conscience de la subtilité de cette pensée et de la manière dont elle imprègne notre esprit. De nouvelles questions se posent alors : y a-t-il un soi ou pas ? Et s’il y en a un, d’où vient-il ? Si nous nous questionnons ainsi, la conclusion est qu’on ne trouvera pas de soi.
Réfléchissant sur le soi, nous pouvons porter notre analyse quant à son existence en rapport avec le corps : est-ce que ce soi est ce corps ? Et s’il l’est, comment s’articule-il ? Une personne est le rassemblement de cinq agrégats (la forme, les sensations, les distinctions, les formations et les consciences). Si le soi est un de ces agrégats, lequel de ces agrégats est-il ? Est-il la forme ? Est-il les sensations ? Parmi les sensations, il y a des sensations agréables, il y a des sensations désagréables, il y a des sensations qui ne sont ni agréables ni désagréables. Ces sensations sont changeantes, elles ne cessent de changer. Elles sont impermanentes. On peut décortiquer ainsi et analyser chacun des aspects d’un individu pour voir où se situe le soi et d’où il est apparu. Et porter ensuite notre réflexion sur l’aspect externe. Regarder si le soi est extérieur à nous.
Pour reprendre ce qui a été dit précédemment, l’esprit est doté de deux caractéristiques, il est clair et connaissant. Est-ce que cette clarté et cette connaissance sont le soi ? Dit autrement, est-ce que je suis cette clarté ? Est-ce que je suis cette connaissance ? Il est utile de se questionner ainsi sur les caractéristiques de l’esprit.
Cette notion du soi est comparable à une personne qui montrerait un bloc de glace à des enfants et qui, en montrant ce bloc de glace, leur dirait : «Ce bloc de glace est un joyau, c’est un diamant». Les enfants n’ayant pas connaissance de ce qu’est véritablement un joyau considèreraient ce bloc de glace comme un diamant. De la même manière que les enfants croient ce qui leur est montré comme étant un joyau, nous saisissons de la même manière, l’idée d’un soi en pensant : «Moi, j’existe».
C’est sur la base d’une telle saisie que nous allons développer toutes les afflictions, toutes les perturbations mentales associées en pensant que l’on est quelqu’un d’important, tout comme on peut croire que le bloc de glace est important.
Si nous ne faisons qu’entendre cet enseignement sans l’approfondir, nous pouvons nous dire que c’est plausible, qu’il peut en être ainsi. Mais cela ne suffit pas. Ce n’est pas par la simple écoute que cela changera quelque chose. Pour véritablement initier une transformation, il est nécessaire de porter une analyse approfondie sur ce qui est dit et de cultiver également la méditation sur cette base.
Il est important de recevoir des enseignements sur ce sujet, puis, ayant reçu ces enseignements et ces instructions, d’y réfléchir. Même si nous passons une année à réfléchir sur ces sujets-là ce n’est pas pour autant qu’à la fin, nous aurons actualisé l’absence de soi. Alors si cela ne suffit pas, comment faut-il s’y prendre ? Que nous faut-il faire ? Ce qui est nécessaire, à ce moment-là, c’est de méditer.
Mais quand nous parlons de méditer, de quoi parlons-nous? Il s’agit d’orienter son analyse et son esprit. Ce n’est pas parce nous méditons que, soudainement, la compréhension apparaît à l’esprit. Mais alors, comment faut-il s’y prendre ? Il est nécessaire de porter son attention sur l’aspect grossier et l’aspect subtil de la pensée et de la conscience. Nous parlons ici des deux types principaux de méditation : la méditation du calme mental (tibétain : shiné ou sanskrit : samatha ) et la méditation de la vision supérieure (tib : lakhtong ou skt : vipassana ). Ces deux types de méditation ne sont pas identiques. Les deux approches sont seulement identiques dans le sens où elles proviennent toutes les deux de l’esprit. Cela peut prêter à confusion, mais la manière de faire est identique dans les deux cas dans le sens où nous faisons usage de notre esprit. L’esprit est utilisé en tant qu’outil. De ce point de vue là, la fonction est identique.
Pour arriver au résultat escompté, il est nécessaire, préalablement, de pratiquer la méditation du calme mental par laquelle l’esprit se focalise sur un objet et reste concentré dessus. Cette concentration aide notre esprit à naturellement se regrouper, si l’on peut dire. Au fur et à mesure, l’esprit s’apaise. Par la pacification de l’esprit, la pensée subtile orientée vers la saisie d’un soi émerge. C’est à ce moment-là que l’aspect de la vision supérieure intervient. C’est une méditation dite analytique. Nous portons notre attention sur l’analyse de soi, sur l’analyse de la pensée subtile qui appréhende quelque chose comme étant un soi. Si cette méditation est menée à son terme, elle aura pour conséquence l’abandon de la racine du cycle des existences qui est la saisie ou l’appréhension d’un soi. C’est ce dont nous parlons quand on parle de ce deuxième type d’individu qui progresse avec cette manière-là de penser.
L’individu supérieur
Voyons, maintenant, le troisième type d’individu que l’on peut qualifier de supérieur. Son esprit est orienté vers le bienfait d’autrui, avec une qualité d’altruisme très ancrée. Bien qu’il souhaite se libérer, il ne peut pas considérer simplement sa libération personnelle. Il est conscient de l’interdépendance des phénomènes, de la manière dont nous dépendons les uns des autres. Pour comprendre la notion de dépendance en profondeur, il faut prendre conscience que la notion de soi est forcément établie en dépendance d’autrui ; on ne peut appréhender un soi sans faire une saisie sur autrui. Le fonctionnement de la saisie est par nature dépendant.
Conscient du fonctionnement en dépendance des phénomènes, ce troisième type d’individu ne pense pas uniquement à lui. Il est conscient que tous les êtres, quels qu’ils soient, souhaitent le bonheur. Il est également conscient que tous les êtres sans exception souhaitent être séparés de la souffrance. Il développe alors une amplitude d’esprit qui, dans le cadre du bouddhisme, s’appelle l’esprit d’éveil, la bodhicitta. Ce type d’individu supérieur, en cultivant le souhait de dissiper la souffrance de tous les êtres développe l’état d’esprit d’éveil. Cultiver la bodhicitta est dit être la pratique des bodhisattvas et suppose des étapes, un développement progressif.
Questions-réponses
Étudiant : Je voudrais avoir quelques explications concernant la méditation. La méditation de shiné, le calme mental, apporte la détente. Cela apporte clarté et détente. Je ne comprends pas comment on peut appeler détente la vision des choses, lakhtong, sous forme d’analyse. Ce n’est plus de la détente quand on est en train d’analyser ! Il faut faire des efforts dans la concentration. Alors, je ne comprends pas du tout comment cela peut être une méditation.
Khenpo : Lorsqu’on arrive à la méditation analytique, il y a eu, au préalable, une pratique de calme mental. Par ailleurs, il y a eu aussi, en amont toute une réflexion quant à l’absence de soi. Le fait qu’il y ait une absence de soi ne va pas surgir tout seul dans l’esprit. Cette analyse, cette méditation analytique, va se produire sur la base de tout ce que nous avons étudié au préalable. Nous avons déjà une idée claire des raisonnements et de ce que nous souhaitons déraciner. C’est important à comprendre dans le sens où, à ce moment-là, il n’y a pas d’effort d’étude ou de réflexion. C’est quelque chose qui a imprégné notre esprit parce que nous avons fait le travail au préalable.
Étudiant : C’est la réflexion sur les instructions du Bouddha qui nous aident à comprendre, et sur base du calme de l’esprit, on expérimente l’absence de soi. C’est bien cela ?
Khenpo : Il y a quatre étapes. Il est important de maintenir une discipline. S’il n’y a pas de discipline pour abandonner les actes non vertueux cités précédemment, les autres étapes ne sont pas envisageables. Et même si elles sont envisagées, elles ne seront pas fructueuses. Donc il nous faut commencer quelque part et le point de départ est la conduite éthique.
Il est important de maintenir une discipline
Ensuite, sur cette base, l’aspect de la méditation peut advenir. Pour cela, interviennent les aspects de l’étude de l’enseignement puis de la réflexion sur ce que l’on a entendu ou ce que l’on a pu lire. Mais en rester là n’est pas suffisant : pour que les fruits se manifestent, il s’agit de cultiver la méditation. C’est par le biais de la méditation que les étapes précédentes pourront être assimilées.
Si nous sommes très occupés et que nous n’avons pas beaucoup de temps à consacrer à tous ces aspects-là, nous pourrions nous dire: « Ma vie est trop pleine, avec trop d’activités, donc je vais me consacrer uniquement à la méditation». Si nous agissons de la sorte alors, quand nous allons nous asseoir, qu’allons-nous méditer ? Si nous réduisons la méditation à être relax et détendu, on peut se demander si, dans notre contexte, ce type de méditation est vraiment la méditation enseignée par le Bouddha ? Est-ce que la détente et la relaxation caractérisent à elles seules la pratique du calme mental enseignée par le Bouddha ? Non, ce n’est pas véritablement ce que le Bouddha a enseigné. Ce qui caractérise la méditation du point de vue de l’enseignement du Bouddha, c’est le fait qu’elle nous libère.
Étudiant : Je voudrais revenir sur la réincarnation et la non-existence de soi. Si le soi n’existe pas, qu’est-ce qui se réincarne ? Est-ce que c’est l’esprit ? Est-ce que c’est le continuum de pensée qui perdure ? Lorsqu’on développe des qualités éveillées, une clarté et une compréhension et restons conscient de ce qui se passe lorsque notre corps meurt, l’esprit, lui, reste présent et conscient de ce qui se passe à ce moment-là. Il peut se libérer en ayant la liberté de choisir de reprendre naissance dans un autre corps ou pas, en étant parfaitement conscient de ça. Du coup, ce qui se réincarne, c’est ce continuum de pensée, auquel cas j’ai envie de m’identifier malgré tout.
Khenpo : Il y a plusieurs questions. Nous allons rester sur la première question qui résume les autres. Ce que vous voulez savoir, c’est comment il peut y avoir continuité et absence de soi.
L’aspect de clarté et l’aspect de connaissance font partie de la nature essentielle de notre esprit. Le Bouddha a lui-même développé dans son esprit les différentes qualités : l’aspect de sagesse, l’aspect de compassion, etc… Toutes ces qualités viennent de la nature fondamentale de l’esprit, qui est constitué de cette clarté et de cette connaissance. C’est le premier point. Concernant la continuité, comme il a été dit précédemment, elle a pour caractéristique d’être ininterrompue. Ce qui caractérise l’esprit, c’est la clarté et cette clarté est ininterrompue. Elle fait donc partie du continuum mental. Mais on ne peut pas déterminer l’existence d’un soi sur base de cette continuité.
Conclusion
Aujourd’hui, vous m’avez offert la possibilité de partager avec vous et discuter autour de ce sujet des quatre vérités des êtres nobles, je vous remercie pour l’attention que vous avez portée à cet enseignement. Si nous devions faire une synthèse de comment comprendre et étudier au mieux l’enseignement du Bouddha, cela pourrait être exprimé ainsi :
L’enseignement du Bouddha peut être résumé par le fait de ne pas créer de partialité entre des personnes supérieures et inférieures, également de ne pas différencier quant au genre, féminin ou masculin. De bien comprendre que l’enseignement du Bouddha implique qu’il faut le mettre en pratique, mettre en œuvre ce qui a été enseigné. Ce n’est que par la mise en œuvre de l’enseignement que la libération peut être atteinte, par qui que ce soit. Il n’y a aucune différence non plus entre le fait d’être jeune ou le fait d’être âgé. La différence se fait sur la pratique elle-même.
Khenpo Chödrak Rinpoché
Sommaire
Episode 1 : Le Bouddha et son enseignement – La vérité de la souffrance – L’impermanence
Episode 2 : L’origine de la souffrance – Question-réponses
Episode 3 : La vérité de la cessation – La vérité du chemin
Episode 4 : La vérité du chemin (suite…) – Questions-réponses – Conclusion